On en parle : le fait religieux et l’entreprise, Rencontre CCI-EDC à Grenoble

12 JUIN 2015

UNE RENCONTRE DE LA COMMUNAUTÉ ECOBIZ RH & MANAGEMENT,

CYCLE « PAROLES DE LEADERS »

EN PARTENARIAT AVEC LES ENTREPRENEURS ET DIRIGEANTS CHRÉTIENS

Les médias mettent l’accent sur les religions dans l’entreprise et le phénomène connaît un certain développement. Cette rencontre propose d’écouter sur cet aspect des professionnels travaillant avec des entreprises :
■ Maître Pierre-Luc NISOL, avocat spécialiste du fait religieux en entreprise
■ Marie DAVIENNE-KANNI, consultante formatrice en diversité culturelle et religieuse

On ne saurait cependant réduire le débat à cette seule dimension. Les religions portent en effet un regard sur l’homme et veillent à ce qu’on ne le réduise pas à un rôle de « salarié » ou de « collaborateur ». Et c’est bien dans cette direction que s’orientent nombre de dirigeants en mettant en avant l’appel à l’intelligence individuelle et collective.
Animée par Jean-François Lhérété, une table-ronde réunit sur ces thèmes trois responsables grenoblois des cultes les plus représentés en France :
■ Mgr De Kérimel, Evêque du Diocèse de Grenoble-Vienne,
■ Nissim Sultan, Rabbin à Grenoble
■ Mustapha Merchich, Imam du Centre culturel musulman de l’Isère
En introduction de cette rencontre, Philippe Crouÿ a rappelé l’importance croissante de la prise en compte dans l’entreprise de la pratique religieuse, et souligné l’importance qu’accorde le Mouvement des Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens à ce phénomène.
Il a remercié les représentants des trois principales religions présentes sur le sol français d’avoir accepté le débat proposé par les EDC ainsi que les deux professionnels invités et le modérateur des échanges. Il a ensuite remercié de sa présence Jacques Merceron-Vicat, Président d’honneur des EDC, dont le concours est essentiel à l’organisation des rencontres « Paroles de Leaders ».

Modérateur : Jean-François Lhérété,
auteur de plusieurs ouvrages sur l’évolution de la société française

Depuis quelques années, nous assistons au retour de manifestations du sentiment religieux et identitaire qui révèle une demande de reconnaissance. Le phénomène est présent dans tous les grands pays européens, note Jean-François Lhérété.

Comment l’aborder dans l’entreprise ?
Des concepts et principes à éclaircir
Il est nécessaire tout d’abord de rappeler quelques points. Prenons la laïcité : ce concept flou et un peu daté ne s’applique pas à l’entreprise mais uniquement au service public et à l’espace public. Notre droit impose par ailleurs un principe de non-discrimination. La liberté de conscience est inscrite dans le système juridique français, d’où l’interrogation : jusqu’où accepter les manifestations de la foi religieuse et ses demandes de reconnaissance ? Si le thème central du débat n’est pas le conflit, mais le vivre ensemble, il faudra nécessairement évoquer le conflit qui concerne toutes les religions, et pas uniquement les trois grandes religions représentées sur le sol français.

INTERVENTION DE MGR DE KERIMEL, ÉVÊQUE DE GRENOBLE-VIENNE
Ora et labora
Le titre de notre rencontre m’évoque la feuille de route des moines : « ora et labora », « prie et travaille », commente Mgr de KERIMEL. La relation à Dieu dans l’entreprise n’est ni confusion, ni opposition, mais des niveaux sont à distinguer : celui des religions, qui apportent du sens à l’entreprise, et celui des comportements et pratiques dans l’entreprise. La religion nous rappelle que l’homme n’est pas son origine et sa propre fin, qu’il ne faut pas tomber dans la tentation de la toute-puissance, que la liberté humaine n’est pas un absolu. Une vision naturaliste entraîne une vision incomplète du travail réduit à sa seule valeur marchande. Or, le travail a une dimension éthique, c’est une manifestation de « l’agir » humain.

Depuis la fin du 19e siècle, L’Eglise a développé une doctrine sociale sur la question du travail
A cette doctrine sociale se référeront toutes les encycliques suivantes. « Le Seigneur Dieu prit l’homme et le conduisit dans le jardin d’Éden pour qu’il le travaille et le garde », dit la Genèse. L’homme doit travailler le jardin d’Eden, non pas pour l’exploiter, mais pour le mettre en valeur. L’homme est en quelque sorte l’intendant de Dieu. Le travail humain s’inscrit dans une double alliance : entre l’humain et Dieu, et entre l’humain et la Création. Le travail humanise (Jean-Paul II).
Dans les principes traditionnels de l’éthique sociale, le travail ne peut pas être sous-évalué et le don doit trouver sa place dans un contexte économique. La gratuité dans les relations dans l’entreprise est d’accepter de consacrer un peu de temps aux collaborateurs en s’intéressant à leur vie. (Benoît XVI).

L’être humain est un tout
Sur les questions concrètes des revendications, la mise en avant de la laïcité est une impasse. Certes, la laïcité de l’Etat est un cadre dans lequel la religion peut se développer, et le laïcisme sociétal est une tentation (on entend en effet beaucoup dire que « la religion appartient à la sphère privée », mais ce laïcisme pratique est un refus de la religion. L’être humain est un tout, il n’existe pas de frontière hermétique entre vie privée et professionnelle et il n’est pas possible de renvoyer le travail dans la sphère privée. Prenons l’exemple des monastères, qui sont aussi des entreprises. Les moines y assurent deux fonctions : le travail et la relation à Dieu. Ils font des pauses régulières pour la prière qui coupent leur journée de travail, la terce aux alentours de neuf heures du matin, la sexte vers midi, la none en milieu d’après-midi… mais si le chrétien préfèrera en général prier chez lui, le véritable croyant ne dissociera pas sa religion de sa vie professionnelle.

Il faut distinguer sans les opposer le profane et le sacré, le laïc et le religieux
De l’opposition naît l’agressivité et la défensive. Or, l’entreprise est un lieu laïc, une réalité profane. Il ne s’agit pas d’exclure mais de travailler ensemble, et c’est impossible si certains ne se sentent pas respectés dans leur conscience. C’est la qualité des relations dans l’entreprise qui doit permettre de sortir d’éventuels conflits, car ceux-ci s’estompent si l’on se connaît vraiment.

 

INTERVENTION DE M. NISSIM SULTAN, RABBIN A GRENOBLE

Religion, religare
En introduction, Nissim SULTAN souligne la gageure que représente l’organisation d’une telle rencontre, vendredi étant jour de prière pour les musulmans, le samedi étant shabbat pour les juifs, le dimanche étant le jour du Seigneur pour les chrétiens. Le mot religion vient du matin religare signifiant « relier ». Mais si la thématique qui nous réunit suscite de l’intérêt, c’est en partie en raison de nos appréhensions vis-à-vis du fait religieux : « La religion nous a surtout liés les uns contre les autres, remarque-t-il et il faut investir le réel pour contribuer à la quête humaniste que les entrepreneurs incarnent. »

Revisitons nos textes porteurs de mythes fondateurs sur la condition humaine
Nous avons deux mots pour décrire le travail : l’un qui renvoie à la notion d’esclave et l’autre, œuvre, qui renvoie au pouvoir des anges. Le rapport à la création, le travail, est donc d’entrée de jeu une notion ambigüe : le travail est-il le lieu de l’aliénation ou celui de la maîtrise de la matière ? Prenons maintenant la Tour de Babel. Les Babéliens sont barricadés derrière leur peur. Ils ont découvert qu’ils peuvent fabriquer des briques et décident de construire une tour qui peut crever le ciel. Cette entreprise bouleverse le langage. Dieu restaure la démocratie en instaurant la diversité du langage. Cela nous renvoie au vécu de la foi dans l’entreprise : il faudrait que chacun, dans son appartenance, puisse approcher l’autre dans sa propre appartenance. Régis Debray dit que l’appartenance à un ciel communautaire favorise le sentiment d’appartenance à un grand destin (le mot d’identité nationale n’est pas de lui). Si la diversité est respectée, c’est une perspective heureuse pour la société.

Entreprise et communauté scolaire
Dans la pratique du judaïsme, nous avons des règles alimentaires, des impératifs vestimentaires secondaires et des pratiques de prières qui sont gérables dans l’entreprise : partir un peu plus tôt le vendredi, poser quelques jours de congés, notamment pour le Grand Pardon qui coïncide malheureusement souvent avec la rentre scolaire. D’un autre côté, la communauté scolaire sanctuarise la laïcité et il est complexe de suivre un parcours scolaire et universitaire lorsqu’on est juif pratiquant. La question est toute différente outre Manche et outre Atlantique.

Entre le paradigme scolaire et l’entreprise, lequel va l’emporter ?
Le modèle de l’entreprise repose sur le pragmatisme et la concertation. Il permet à chacun de connaître sa différence. Si la société pouvait offrir cela, n’aurions-nous pas une forme d’espérance ?

► Intervention de Jean-François Lhérété, modérateur
Jean-François Lhérété retient la mise en parallèle de la Bible et du philosophe Régis Debray, qui a beaucoup écrit sur la fraternité, une notion proche du sujet de la rencontre. Il note également la notion de sanctuarisation et remarque que de nos jours, « on sanctuarise de plus en plus de choses ».

 

INTERVENTION DE M. Mustapha MERCHICH, Imam du Centre culturel musulman de l’Isère
L’altérité et l’autre
Aux mots-clés qui ont été évoqués, la peur, l’identité, j’aimerais ajouter l’altérité, l’autre. Tout ce qui nous amène à échanger, c’est le rapport à l’autre, cette position inconfortable. L’intérêt pour l’autre est le questionnement de notre société et de notre siècle qui débute. Dans notre histoire, sous nos cieux, le rapport à l’autre n’a jamais été fluide. La vision DES MONDES musulmans de l’entrepreneuriat repose sur deux pôles : l’éthique de l’employeur et celle de l’employé, qui tend vers la perfection. Dans le rapport du profane et du sacré, l’islam apporte un éclairage qui peut-être n’était plus connu, qui tient à l’adoration : quel que soit l’acte qui a pour volonté de plaire à Dieu, il devient un acte d’adoration.

Quel est le questionnement soulevé par l’apparition de la religion dans l’entreprise ?
Avant, la religion s’arrêtait-elle donc à la porte de l’entreprise ? Tout cela peut âtre abordé de manière très apaisée : quelle est la place de celui qui ne croit pas à ce que je crois à côté de moi ? Un musulman peut-être retraité, femme ou homme, pratiquer le football … tout cela le détermine aussi. Il faut savoir imbriquer toutes les strates de son identité pour répondre à ses revendications, bien que le terme soit mauvais. Mais sur le plan pratique, il peut être très compliqué pour un musulman pratiquant d’envisager des études, de postuler à des emplois de manière égalitaire avec des compatriotes.

De la déstabilisation naît la création
La question à se poser s’exprime en termes d’apport et de richesse. La où ça bouge, là où on est déstabilisé, cela signifie que l’on crée. On ne crée pas en étant dans le confort et le conformisme. L’exemple de la tour de Babel est intéressant à cet égard : c’est parce qu’il y a peur que l’on a inventé le fait de construire. Mais comment partir de quelque chose d’inconfortable, l’appréhension de l’autre, pour en tirer quelque chose de positif ? Cette question est plus intéressante que de répondre à ce qui nous dérange.

Une multitude de réponses possibles
Les individus sont tous différents, mais les entreprises sont aussi différentes. Il y a donc une multitude de réponses possibles. Et s’ l’une des directions ne fonctionne pas, on peut en changer.
► Intervention de Jean-François Lhérété, modérateur
Chacun a évoqué la difficulté de pratiquer sa foi. Voyons maintenant cette question sous ses aspects concrets et juridiques. Nous avons dans notre société un principe très fort d’interdiction des discriminations, inspiré par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, proscrivant tout ce qui peut interdire la liberté de conscience. Ce principe touche tout le monde. Toutes les religions ont à faire face à ce questionnement : comment affirmer sa religion dans un environnement qui n’est pas fait pour ça ? Les exemples sont nombreux : celle du port de la croix interdit par British Airways (l’entreprise souhaitant se montrer neutre au regard de toutes les religions), la même interdiction dans un bloc opératoire pour des questions d’hygiène et de sécurité, ou bien encore l’incompatibilité entre le turban d’un Sikh et le port du casque.

 

INTERVENTION DE MARIE DAVIENNE-KANNI, CONSULTANTE FORMATRICE EN DIVERSITE CULTURELLE ET RELIGIEUSE

Marie12juin2015

Une étude sur le fait religieux en entreprise

Les chiffres cités par Madame DAVIENNE-KANNI proviennent d’une étude réalisée par l’Institut Randstad et l’Observatoire du Fait Religieux en Entreprise (OFRE) entre février et mars 2015 Cette étude réalisée pour la troisième année confirme non seulement l’ancrage du fait religieux dans l’entreprise, mais témoigne aussi de sa progression.

Le fait religieux dans l’entreprise, une préoccupation croissante

Depuis trois ans, les managers sont de plus en plus souvent confrontés au fait religieux. En 2013, 56% n’avaient jamais été confrontés à la question, mais ils n’étaient plus que 50% dans le même cas en 2014. 23 % des personnes interrogées déclarent rencontrer régulièrement (de façon quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle) la question du fait religieux dans l’entreprise, alors qu’elles n’étaient que 12 % en 2014.
L’étude révèle aussi que, comme en 2014, les faits les plus fréquemment rencontrés par les personnes interrogées sont des demandes d’absence pour fêtes religieuses (19 %). Le port ostentatoire d’un signe religieux gagne en importance et se place cette année en seconde position des faits les plus rencontrés (17 %, contre 10 % en 2014). En troisième position vient l’aménagement du temps de travail. Mais les entreprises sont aussi confrontées à des comportements remettant en cause son organisation, tel le refus de travailler avec une femme ou sous ses ordres.

Les cas complexes augmentent

Les situations peuvent être classées en deux catégories : celles qui ne perturbent pas le fonctionnement de l’entreprise (demandes d’absence pour une fête religieuse ou d’aménagement du temps de travail, port ostentatoire de signes, prières pendant les pauses) et celles qui le perturbent ou qui transgressent le cadre légal (refus de travailler avec une femme ou sous ses ordres, de faire équipe avec des personnes qui ne sont pas des coreligionnaires, refus de réaliser des tâches, prosélytisme, prières pendant le temps de travail, intervention de personnes extérieures, etc)… Par ailleurs, la part des répondants confrontés à des cas conflictuels et/ou bloquants augmente pour atteindre 6 % en 2015 (contre 3 % en 2014 et 2 % en 2013). Les entreprises enregistrent de plus en plus de menaces et de refus de discussion de la part des salariés.
Il est assez paradoxal de constater que ces faits concernent précisément les managers qui font le moins appel à leur hiérarchie. Face à ce type de situation, les managers ont pourtant besoin d’un cadre clair, d’une hiérarchie qui les soutienne et de négociation. En revanche, ils sont très majoritairement opposés à une loi pour encadrer cette question.

La pratique et/ou les croyances religieuses ne sont pas un sujet tabou

La grande majorité des répondants connaît les positions religieuses d’au moins certains collègues mais 92 % d’entre eux affirment ne pas en être gênés. Pour 40 % des répondants, l’impact de cette pratique religieuse sur les rapports entre collègues et sur le travail est nul, pour 22 % positif et pour 38 % négatif. La question des signes religieux est souvent celle qui est mise en avant pour parler du fait religieux au travail. 81% des salariés pensent que la discussion sur la religion est un sujet qui a sa place dans l’entreprise. Plus encore, certaines pratiques sont tout à fait admises. Ainsi, la pière pendant les pauses est considérée par 75 % des personnes comme tout à fait admissible. Elles fixent toutefois des limites à cela : ne pas perturber le travail, ne pas gêner les autres, ne pas enfreindre des règles de sécurité, choisir un endroit approprié, etc. La demande d’autorisation d’absence pour raison religieuse (par exemple, assister à une cérémonie) est légitime pour 80% des répondants. Ce qui n’est majoritairement pas admis est le refus des tâches et la composition des groupes selon les religions. On considère aussi qu’il est normal d’enlever un signe religieux s’il gêne l’image de l’entreprise.

Ne pas institutionnaliser le fait religieux

Les personnes interrogées ne souhaitent pas que les entreprises bannissent le fait religieux de l’espace de travail, mais souhaitent en revanche qu’il ne soit pas pris en compte en tant que tel dans le fonctionnement de l’entreprise. Ainsi, une grande majorité des personnes interrogées est opposée à l’idée que les processus de gestion et d’organisation du travail puissent institutionnaliser le fait religieux.

Les entreprises se dotent d’outils et des concepts émergent

Face à cette situation, les entreprises, notamment Orange, La Poste, IBM, Casino et EDF, ont mis au point des outils dans le but d’aider leurs mangers à gérer les demandes. Leur limite est souvent de ne pas assez expliciter les religions mais aussi la notion de laïcité. Citons aussi la notion d’accomodement raisonnable, un concept apparu en 2008 qui découle du droit à l’égalité et qui a fait l’objet de débats au sein de la population québécoise. Il s’agit d’un processus de recherche de moyens et de compromis, avec une obligation de moyens et non de résultat. Il s’agira, par exemple, d’accorder un jour de congé ou d’adapter un repas, mais il n’y aura pas d’accomodement en cas de contrainte excessive ou d’atteinte à la sécurité.

► Intervention de Jean-François Lhérété, modérateur
Les Français connaissent mal le fait religieux car le sujet n’est pas dans la culture française. Dans son ouvrage République et Démocratie, Régis Debray montre comment la République place l’Etat au cœur de la société, une approche très différente du monde anglo-saxon.
INTERVENTION DE ME PIERRE-LUC NISOL, avocat spécialiste du fait religieux en entreprise

Il y a quelques années, jamais je n’aurais imaginé intervenir sur cette question, remarque Me Nisol en préambule. La demande des entreprises est de plus en plus forte. Le nécessaire espace de vivre ensemble apporte-t-il des limites au fait religieux ? Les magistrats ne font pas de distinction : toute limite à l’expression serait un facteur de conflit aujourd’hui. Dans notre constitution, il s’agit d’une liberté fondamentale que l’on ne peut altérer par la loi. 79% des personnes interrogées souhaitent poser le principe de laïcité dans l’entreprise privée, mais ce serait contraire au principe constitutionnel.

Comment les juges apprécient-il les situations ?
La prise en compte de l’activité de l’entreprise et la limite proportionnée au but recherché sont les deux points qui sont appréciés par les juges. Le problème est particulièrement délicat pour les entreprises d’envergure nationale car un juge ne rendra pas le même jugement à Lille et à Bordeaux. Dans les PME, en revanche, on peut procéder au cas par cas et régler les questions de manière plus simple, mais on risque néanmoins le procès en discrimination. Aujourd’hui, beaucoup de choses passent par le règlement intérieur, par exemple l’interdiction du prosélytisme.

Quelques cas :
■ On citera bien entendu en exemple le cas de la crèche Baby Loup (une crèche associative poursuivie devant les Prud’hommes par une salariée licenciée en 2008 parce qu’elle souhaitait porter le voile), où un juge a considéré le port du voile comme incompatible avec l’activité de la crèche.
■ Il y a huit mois, la société Carrefour a rencontré un problème avec une hôtesse de caisse qui souhaitait garder son voile, alors que le règlement intérieur en interdisait le port. Cela s’est traduit par un licenciement pour insubordination. Le juge des partiteurs a considéré que l’activité de commerce de Carrefour ne justifiait pas la restriction de l’expression religieuse. Carrefour avait pourtant organisé sa défense avec une enquête d’opinion dot les résultats démontraient que 80% des clients préféraient ne pas voir de signe religieux porté par les employés de la grande surface. Le juge n’en a pas tenu compte pour considérer que la restriction était légitime.
■ Ce cas est à rapprocher de celui de la société PAPREC, qui a mis en place une charte à effet juridique limitée, adoptée par référendum. Cette charte a une valeur managériale, mais la société serait démunie en cas de conflit.
L’accord collectif est une piste possible
L’une des pistes qui pourrait être porteuse de solutions est l’article 8 du préambule de la constitution de 1946, précisant que les salariés ont collectivement le droit de déterminer leurs conditions de travail. Une entreprise pourrait donc aller vers un accord collectif plutôt que vers un règlement intérieur ou une charte, et le principe constitutionnel du préambule de 46 pourrait être opposé à des revendications d’ordre religieux. Certaines entreprises sont favorables à la liberté de port de signes religieux, d’autres voudraient le limiter, mais l’état de droit fait que l’employeur n’a guère le choix, bien qu’il existe une forte jurisprudence en faveur des employeurs qui souhaitent une limitation. Beaucoup de syndicats voudraient organiser eux aussi cette question de la limitation du fait religieux.

La pratique du « cas par cas » multiplie le risque pour l’employeur
On appelle certes à la tolérance mais on constate aussi des comportements à sanctionner et dans ce cas, l’employeur est démuni. Et plus il pratique du cas par cas, en privilégiant certaines situations, plus il multiplie le risque d’être exposé à ce qu’un salarié considère comme discriminatoire le traitement qui lui est réservé. Le chef d’entreprise, quand il fait des choix, doit avoir à l’esprit que plus sa règle est générale et lisible, moins il risque un procès en discrimination, motif en forte augmentation dans les litiges auprès des tribunaux de Prud’hommes. Toutefois (c’est a conclusion du cas Casino) dire à des salariés qu’on ne souhaite pas de comportement ostentatoire n’est pas considéré comme discriminatoire. Il faut donc le discours le plus clair possible, et de préférence intégrer les représentants du personnel sur cette question.

Les magistrats sont confrontés à des cas qui ne se posaient pas il y a cinq ans
Autre exemple : un client de SSII a souhaité que le représentant de son prestataire ne porte pas le voile. Le dirigeant de la SSII l’a licenciée et la salariée a considéré que la décision était abusive. Le cas a été jugé au-delà de la Cour de Cassation, par la Cour Européenne des Droits de l’homme. La justice sur ces questions en est donc à ses balbutiements. Le sujet ne se posait pas il y a seulement cinq ans et les magistrats, eux-mêmes dépourvus, composent avec le droit constitutionnel. Cela appelle des remarques :
■ Il faut prendre en considération la loi, mais sous le contrôle constitutionnel
■ Il faut être précis sur les mots : religion ou identité culturelle ? Certaines approches ne sont en effet pas forcément d’ordre religieux. Un arbre de Noël, par exemple, est-il culturel ou religieux ?

RÉACTIONS DES TROIS REPRÉSENTANTS DES CULTES

Mgr de KERIMEL
« Je me méfie d’une judiciarisation à outrance. L’antisémitisme se redéveloppe aujourd’hui, et les Juifs jouant le rôle de sismographe, cela signifie que la société va mal. Je ne ressens pas la volonté de la société de travailler ensemble, je constate surtout de la stigmatisation et un laïcisme qui veut renvoyer la religion à la sphère privée, ce que le considère comme une impasse ».

Mustapha MERCHICH
« Le passage par le droit nous conduit dans le mur. On va produire des lois et au bout du compte, aucune ne sera applicable car on n’aura pas tenu compte de l’évolution de la société. Nous avons un devoir de cohérence : il n’est pas possible de vouloir faire du spirituel une maladie honteuse tout en espérant un comportement social. Lorsque Casino fait des opérations commerciales pour Noël et interdit le port du voile à son employée, il n’y a pas de cohérence. Les sociétés à taille humaine posent moins de problèmes. A l’international, les approches sont différentes. Les sociétés nationales doivent donc modeler leur approche si elles veulent s’élargir à l’international. C’est un point positif de la mondialisation, qui nous oblige à nous poser des questions sur nos certitudes et sur nos cultures. »

Nissim SULTAN
« Pour reprendre l’exemple de Carrefour, je pense qu’on ne peut pas opposer le culturel et le juridique. Dans le Talmud, nous avons l’habitude des questions non résolues… jusqu’à la venue du Messie. La notion canadienne d’accomodement raisonnable est-elle importable ? Je retiens surtout la notion de coexistence. Il faut se comprendre pour faire comprendre. Peut-être l’entreprise, qui sait pratiquer l’événementiel, pourrait-elle créer un type d’événementiel nouveau dont l’objectif serait le partage et la connaissance d’autrui, à l’image de l’initiative « Croyants dans la cité » ? Le sens de la coexistence implique un gros travail de traduction de l’universel. »
QUESTIONS DE L’ASSISTANCE

■ Les médias nous montrent une image du fait religieux qui est celle de l’intégrisme. Ma crainte est que l’on crée des règlements et des chartes, comme celle de Paprec, fondées sur la peur Comment combattre l’intégrisme tout en donnant à la spiritualité ses lettres de noblesse ?
Me NISOL : Pour moi, le droit n’est pas une fin mais un moyen. Je n’imagine pas répondre à un client en lui disant que le droit va résoudre le problème. Je travaille avec des spécialistes de la théologie, de la philosophie. Il faut envisager les réponses à plusieurs niveaux et notamment au niveau managérial, qui marginalise les outils juridiques comme ceux de la dernière chance. Il faut expliciter et définir l’équation entreprise-religion et faire preuve de pédagogie, en particulier sur la question de la laïcité.

■ Le règlement intérieur et la charte ne peuvent-ils pas être pris en compte sur le plan juridique ?
Me NISOL : On ne peut pas faire jouer la loi dans l’entreprise, qui est un espace privé. La validation juridique d’une charte ou d’un règlement intérieur ne peut être fondée que sur l’activité de l’entreprise. C’est la position de la Cour de Cassation qui a jugé que le règlement intérieur de la crèche Baby Loup était légitime au regard de son activité. En revanche, l’activité commerciale de Carrefour ne légitime pas la restriction d’expression du fait religieux.

■ Pourquoi le manager ne déciderait-il pas du cadre de travail ?
Me NISOL : Nul ne peut imposer de restriction qui ne serait pas justifiée.

Ces musées arabes et turcs qui refont l’histoire

Qantaran96

 

Le salon d’apparat de la maison de l’architecte égyptien Omar El Farouk, dans l’oasis du Fayoum (Égypte).

Découvrez le dossier

La mise en scène du passé possède une longue histoire dans l’architecture et la muséographie occidentales. La présence de l’histoire dans les musées et les intérieurs arabes ou turcs n’est pas moins riche. L’invention coloniale de la tradition, puis la formation des imaginaires nationaux ou régionaux, tel le panarabisme, en ont été des vecteurs privilégiés, non sans continuum de l’un à l’autre…

Egalement au sommaire…

Dans la rubrique Histoire, un éclairage original du récit fondateur de la monarchie marocaine par les Idrîssides dans lequel la numismatique pèse son poids. Un Portrait dédié à un « bilan d’étape » de l’œuvre de Jacques Berque, à l’occasion des vingt ans de sa disparition. Une promenade en texte et en images dans la Tunisie des poètes, aux antipodes du tourisme de masse, qui nous conduit de Sfax à Tunis en passant par l’archipel des Kerkennah. Deux nouvelles rubriques : un « Voyage en cuisine » dédié à l’escabèche et un « Arrêt sur photo » commenté par l’écrivain Abdelkader Djemaï. Et comme chaque trimestre, toute l’actualité artistique et littéraire du trimestre…

Pour en savoir plus : http://www.imarabe.org/

En finir avec l’esprit victimaire

EspritVictimaire

L’entretien de l’esprit victimaire en milieu difficile est le meilleur moyen d’entretenir l’immobilité de l’esprit, et de figer les volontés de l’intelligence. Mais qu’est-ce que l’esprit victimaire ? C’est croire profondément, avec l’aide de « certains », que ce qui nous arrive de mauvais en matière de situation sociale, c’est de la faute d’un ennemi désigné, lequel, de par son intervention au cours de différents événements, nous a tendu des pièges, coupé les ailes, et brisé notre avenir. Cet état d’esprit, à l’origine de bien des haines destructrices pour tous, donne lieu au développement d’une attitude d’hostilité doublée d’une renonciation à la prise en main de son propre destin. C’est l’excuse la plus facile, la plus solide, et en même temps, la plus dévastatrice pour l’esprit. Souvent, l’Histoire est tragique, sa conscience est maintes fois utile, mais elle ne doit en aucun cas influer négativement sur l’ambition et l’avenir. Bien au contraire. Nous voudrions que notre jeunesse possède sa propre action pour tracer son propre chemin. Pour cela, elle a besoin de s’affranchir de ceux qui lui parlent sans cesse de son passé pour l’empêcher de regarder devant. Elle a également besoin de s’affranchir du discours de ceux qui lui désignent des adversaires et qui lui racontent toujours, par exemple, que sa situation sociale est un mauvais départ qui sonne déjà pour elle la fin du combat. Elle a enfin besoin de s’affranchir de ceux qui lui trouvent toutes les excuses pour lui permettre de rester à terre. Car on devient paresseux à force d’excuses ; l’intelligence devient stérile et la victimisation annonce le sentiment d’inutilité de l’être qui se cherche, en conséquence, une porte dérobée par laquelle il peut fuir son monde. Une belle pensée d’un grand écrivain nous apprend que « ceux qui vivent sont ceux qui luttent ».

Cultiver l’esprit de bonne volonté

Ces faiseurs de mauvais discours, qui ont souvent des comptes personnels à régler, prennent en otage notre jeunesse et lui font ses questions et ses réponses sur sa situation, la conduisant à penser sous leur dictée. La victimisation est un engrenage et ces gens lui servent de force motrice. Nous voudrions donc inviter à cultiver l’esprit de volonté pour en finir avec l’esprit victimaire ; car nous pensons que face à une volonté farouche aucun obstacle ne peut résister, qu’il soit d’ordre discriminatoire, social, scolaire, ethnique ou religieux. Un camarade qui n’arrivait pas à trouver un emploi a eu l’idée de créer sa propre entreprise et a employé une autre personne qui partageait les mêmes difficultés. Deux amis, partis de rien, ont crée Like dat’, une boisson très saine à base de jus de datte, qui se vent désormais sur trois continents.D’autres connaissances encore se sont lancées dans le monde artistique et tentent, grâce à leur talent, d’attirer l’attention du public sur la situation de notre monde ; ils voyagent partout, et sont devenus de bons exemples. La volonté fait courber les obstacles comme le vent fait courber les roseaux. Car chaque jour est une nouvelle occasion pour refaire l’histoire, pour donner aux événements une trajectoire nouvelle. Les exemples de personnes ayant réussi en partant de situations très défavorables abondent autour de nous. Et parfois même, il arrive que finalement ces malheureuses situations de départ, lorsqu’elles sont surmontées, nous dotent d’un avantage considérable : l’esprit de la détermination et la culture de la volonté ; autrement dit, le secret de toutes les vraies réussites.

 

En finir avec l’esprit victimaire

Refuser l’enfermement de la jeunesse

Refuser l’esprit victimaire c’est donc devenir un être « sans excuse », avec beaucoup de dignité. C’est cultiver un esprit positif, et une pensée qui devient un formidable projectile qui vise devant. Car tout être qui vit dans la victimisation ne peut évoluer ; il a l’impression qu’un complot est mené contre lui, que le destin joue en sa défaveur. Il devient violent, il s’agite, et finit par ne croire en plus rien.D’évidence, il ne s’agit pas d’accepter le racisme, et toutes les discriminations liées à un nom, une cité, à une appartenance ethnique ou religieuse… Il ne s’agit pas non plus de vouloir ruiner le travail de ces associations qui se battent noblement pour dénoncer ces abus, et de ces gens qui mènent un travail d’investigation pour mettre à nu les travers de notre société afin de la faire évoluer, mais il s’agit surtout de dire à notre jeunesse que tout est possible, qu’en chacun de nous il y a une fleur de la vie, laquelle, touchée par la lumière de la volonté, pourrait à tout moment s’ouvrir et s’épanouir.Nous vivons dans un monde où il y a de belles possibilités, où tant de choses peuvent être encore créées. Il y a tant à innover et à réparer, à bâtir et à inventer. L’histoire liée au passé colonial de certains pays est terrible, mais il faut refuser de s’y enfermer, car elle peut être mortelle. Le devoir de mémoire est d’une extrême importance, mais toujours pour aider à gagner en esprit positif. Nos cités sont malmenées, mais elles regorgent de formidables forces. Ces forces-là, qui s’ignorent souvent, doivent trouver la voie de l’espoir et de la croyance en soi. Pour cela, elles ont besoin qu’on leur parle de possibilités, d’avenir, et non tout le temps des traumatismes du passé.

Certaines associations qui se montent dans nos cités se trompent parfois de combat ; elles tendent à montrer que nos quartiers sont forts, renforcent cette identité, et participent donc à figer la situation. Le vrai combat serait d’aider à en finir avec cette ghettoïsation en finissant avec ces quartiers justement. C’est tout l’enjeu de la libération de l’esprit.

Cette liberté permettrait de prendre à bras le corps son propre destin, et plus loin, celui de notre espèce humaine dont l’existence même est menacée avec la question de la pollution, et les agressions faites à l’ensemble de la faune et de la flore.

En finir donc avec la victimisation permettrait de rendre lucide le regard de l’intelligence, afin de pouvoir se battre enfin pour notre avenir commun, et sauver ce qu’il reste encore à sauver de notre monde.

Abderrahim Bouzelmate, auteur et enseignant, a publié Dernières nouvelles de notre monde et Apprendre à douter avec Montaigne (De Varly Éditions, 2013). Avec Sofiane Méziani, il a publié De l’Homme à Dieu, voyage au cœur de la philosophie et de la littérature (Albouraq Éditions, 2015).

Mercredi 8 Juillet 2015
Pour en savoir plus : http://www.saphirnews.com/

Mustapha Cherif : « En ces temps de crise, continuer à éduquer et à dialoguer »

MustafaCherif

Ce Ramadan 2015, mois de spiritualité par excellence, n’a pas été épargné par des exactions meurtrières commises au nom de l’islam. Mais le message de paix ‒ dont le mot « As-Salâm », le Pacifique, est l’un des 99 noms de Dieu ‒ doit prévaloir, nous dit le philosophe Mustapha Cherif. Face à la propagande du choc et au danger du repli sur soi, l’espérance en une société meilleure reste le moteur de notre humanité et l’éducation un de nos principaux outils.

Saphirnews : L’actualité française et internationale ne cesse d’être ponctuée d’actes de terrorisme. En même temps, intellectuels, leaders associatifs et une grande majorité des populations musulmanes européennes les dénoncent catégoriquement. Vos écrits ne cessent d’alerter sur les extrémismes de tous bords. Pensez-vous que la situation s’aggrave ou s’améliore ?

Mustapha Cherif : Trop de personnes ne parviennent pas à faire la part des choses. Certains développent une haine de la religion, de l’islam, ils ne saisissent pas son sens réel. Dans cette catégorie, des médias ont une lourde responsabilité. Ils émettent des opinions erronées, profitent des outils et espaces dont ils disposent pour entretenir la confusion, l’essentialisme, des calomnies et des appréciations fausses.
Des courants d’idées matérialistes, allergiques à la spiritualité, ou xénophobes, en profitent. D’autres, des rigoristes, figent la religion et l’instrumentalisent. Tous nuisent à ce qu’ils croient défendre. Cependant, l’immense majorité des citoyens, toutes convictions concernées, reste proche du juste milieu et se méfie à juste titre des discours extrémistes et respecte les critiques constructives. Il nous faut expliquer et consolider la voie du juste milieu.

Vous prônez l’éducation au dialogue interreligieux, des cultures et des civilisations : pour quelles raisons ?

Mustapha Cherif : Il y a trop de malentendus, d’ignorances et de désinformations. Il faut en sortir. Apprendre à se connaître, pour se respecter, passe par l’acquisition des instruments de la compréhension du monde, de sa propre culture, sa religion et sa société, mais aussi celles des autres. Ce qui signifie apprendre à apprendre et à écouter, afin que la capacité à acquérir des connaissances puisse se maintenir tout au long de la vie. Penser et agir par soi-même et avec les autres et pouvoir répondre de ses pensées et de ses choix pour avoir une capacité d’autonomie et d’ouverture à l’altérité vont de pair avec le renforcement du dialogue et de la responsabilité personnelle dans le destin collectif.

Quelles méthodes préconisez-vous ?

Mustapha Cherif : Encourager les regards croisés, pour apprendre à faire lien, afin que chacun s’enrichisse d’autrui et puisse être acteur et porteur de sens évolutif. Il s’agit de partager des points de vue et des expériences, afin de découvrir que l’autre a une part de vérité dans tous les aspects de l’existence. Comprendre le bien-fondé des règles régissant les comportements individuels et collectifs, à y obéir et à agir conformément à elles, principe de discipline et d’entraide. La pédagogie interculturelle et interreligieuse contribue à tisser des liens et à créer de la fraternité et de l’amitié.

Vous défendez le principe du vivre-ensemble : comment le réaliser ?

Mustapha Cherif : Il s’agit d’apprendre à vivre ensemble, afin de participer et de coopérer avec les autres croyants et non-croyants au bien commun et à toutes les activités humaines. Ce n’est point une fiction, le vivre-ensemble reste une réalité. La bonne voie pour le renforcer est de promouvoir l’apprentissage du « vouloir-vivre ensemble », en développant la connaissance des autres, de leur Histoire, de leurs traditions et de leur spiritualité. Par l’interconnaissance, reconnaître les bienfaits de la laïcité ouverte, le pluralisme des opinions, des convictions, des croyances et des modes de vie, principe de la coexistence des libertés et des valeurs.

Que dit la civilisation musulmane au sujet de l’éducation au vivre-ensemble ?

Mustapha Cherif : L’éducation se veut totale. Elle vise cinq dimensions de la personnalité humaine qui doivent être prises en compte : une dimension sensible (culture de la sensibilité) ; une dimension normative (culture de la règle et du droit), une dimension cognitive (culture du jugement), une dimension pratique (culture de l’engagement) et une dimension éthique.
Elle s’adresse au cœur et à la raison, à l’esprit et au corps, à l’individu et à la communauté. L’élève mémorise davantage les savoirs qu’il construit lui-même au fil de ses expériences que la connaissance énoncée par l’enseignant. Les citoyens musulmans d’Europe prouvent tous les jours leur capacité à vivre leur temps, la sécularité et la modernité, sans perdre leurs racines. Pour éviter les dérives, c’est cette ligne du juste milieu qu’il faut encourager.

Ces préconisations ne risquent-elles pas de rester des vœux pieux compte tenu de la crise économique européenne qui se cherche des boucs émissaires (les immigrés, les musulmans…) et du contexte international géopolitique où la loi du plus fort prévaut au nom d’intérêts financiers (pétrole, eau, ressources minières, armements…) ?

Mustapha Cherif : Tenter d’éveiller les consciences à la paix des esprits et au vivre-ensemble n’est point un vœu pieux. C’est une responsabilité collective. Il est clair que la crise économique et morale mondiale suscite des réactions irrationnelles et des fuites en avant. L’islamophobie, le racisme antimusulman sont un prolongement de l’antisémitisme. Hannah Arendt disait que la propagande totalitaire et mensongère se cherche des boucs émissaires comme diversion pour asseoir son hégémonie. Tous les hommes et toutes les femmes de bonne volonté doivent rester vigilants et unis afin que la fraternité humaine l’emporte sur l’exclusion et la loi du plus fort. Le droit et le respect de la diversité doivent prévaloir. Je reste confiant, les citoyens ne sont pas dupes.
Mustapha Cherif est philosophe. Il est l’auteur, notamment, de Le Coran et notre temps (Éd. Albouraq, 2012) ; Le Prophète et notre temps (Éd. Albouraq, 2012), Le Principe du juste milieu (Éd. Albouraq, 2014). Il est également l’auteur de la note Éducation et islam (Fondapol, mars 2015, 44 p.)
Rédigé par Huê Trinh Nguyên
Samedi 11 Juillet 2015
Pour en savoir plus : http://www.saphirnews.com

Ramadan sous la canicule : quand jeûner devient un péché

RamadanCanicule

Le mois du Ramadan est finit depuis jeudi dernier, mais la canicule de cette année 2015 a été d’une rare intensité. Dans ces conditions, quelle attitude doivent adopter les musulmans qui jeûnent pour ne pas subir les fâcheuses conséquences d’un coup de chaud sur leur santé ?

Alerte canicule. Météo France a placé depuis mardi 30 juin près de 50 départements de France en vigilance orange en raison d’un « épisode caniculaire précoce et durable ». L’épisode de l’été 2003 reste gravé dans les mémoires. La canicule avait alors fait 15 000 morts, les autorités sanitaires ayant sous-estimé à l’époque l’impact de la chaleur sur les populations fragiles.

Les pouvoirs publics se disent aujourd’hui mobilisées pour parer à cette situation, « appelée à durer et à s’étendre à de nouvelles régions du Nord et de l’Est du pays » selon le ministère de la Santé. Des conseils pratiques sont également diffusés à grande échelle pour faire face à la chaleur.*

Jeûner malgré tout ?

Particularité cette année, l’épisode caniculaire intervient en plein mois du Ramadan. La France n’est pas la seule à le subir. Plusieurs pays du monde musulman font face à une exceptionnelle chaleur, comme au Pakistan où les autorités dénombrent plus de 1 300 morts en une semaine.

Lors de cette période de 29 ou 30 jours consécutifs, les musulmans se soumettant à ce pilier n’ont pas la possibilité de manger et surtout de boire de l’aube jusqu’au coucher du soleil. Chacun y va de son astuce pour tenir bon : s’asperger d’eau fraîche – la douche n’étant pas interdite pendant Ramadan ! –, se rincer la bouche, rester au frais ou encore éviter de sortir pendant les fortes périodes de chaleur.

Mais lorsque la difficulté est telle que la santé peut ne plus suivre, faut-il se forcer à jeûner ? La réponse est évidemment non, de l’avis des principales écoles juridiques de l’islam. La vie est sacrée et c’est autour de ce principe fondamental que la religion musulmane est aussi bâtie, bien que des usurpateurs aient décidé d’en dévoyer les enseignements pour justifier le terrorisme.

Mehdi, 29 ans, témoigne : « J’ai souvent mal aux reins mais je me suis forcé à faire Ramadan au début. Comme tout le monde, avec tout le monde… ». Non sans conséquences, aggravées par la hausse de températures observée depuis plusieurs jours : certaines fois, « je n’arrive presque plus à bouger. » Sous les conseils avisés de son entourage, il est désormais convaincu que la meilleure chose à faire pour sa santé est d’arrêter le jeûne le temps qu’il faudra. « Même quand j’ai l’impression que ça va mieux. Je dois boire », dit-il.

La dérogation a ses règles

Car se forcer à jeûner malgré les risques encourus n’est pas recommandé, voire interdit dans certains cas, et revient en effet, selon la tradition islamique, à dénigrer une faveur de Dieu envers les Hommes. « Dieu veut pour vous la facilité, Il ne veut pas pour vous la difficulté », lit-on à la sourate « La Vache » (verset 185). Ainsi, toute personne se sentant en incapacité de jeûner par crainte pour sa santé sont dispensées de jeûne. Nul besoin d’une énième fatwa : la dérogation est déjà possible pour elles, quel que soit l’âge, au même titre que les malades, les personnes très âgées, les femmes enceintes ou encore les voyageurs.

En revanche, ils sont tenus de rattraper les jours non jeûnés dans l’année « par un nombre égal d’autres jours » (verset 184 de la sourate « La Vache ») dès lors qu’ils sont en capacité de le faire ou bien, le cas échéant, de compenser ces jours par des dons en nature ou en argent afin de nourrir des nécessiteux. Etre dispensé de jeûne ne signifie pas forcement avoir raté son Ramadan : autant faire usage de la dérogation lorsque celle-ci est justifiée !

 

Les conseils à adopter par tous, mais surtout par les personnes fragiles les plus à risques, diffusés par le ministère de la Santé afin de lutter au mieux contre les conséquences de la chaleur :
• Buvez régulièrement de l’eau sans attendre d’avoir soif ;
• Rafraîchissez-vous et mouillez-vous le corps (au moins le visage et les avants bras plusieurs fois par jour) ;
• Mangez en quantité suffisante et ne buvez pas d’alcool ;
• Évitez de sortir aux heures les plus chaudes et passez plusieurs heures par jour dans un lieu frais (cinéma, bibliothèque municipale, supermarché, musée…) ;
• Evitez les efforts physiques ;
• Maintenez votre logement frais (fermez fenêtres et volets la journée, ouvrez-les le soir et la nuit s’il fait plus frais) ;
• Pensez à donner régulièrement de vos nouvelles à vos proches et, dès que nécessaire, osez demander de l’aide ;
• Prévoir le matériel nécessaire pour lutter contre la chaleur : brumisateur, ventilateur….
• Consultez régulièrement le site de Météo France pour vous informer.
Pour en savoir plus : http://www.saphirnews.com

Aïd al-Fitr 2015 : le CFCM a tranché, la fin du Ramadan connue

Ramadan2015

L’après-midi n’est pas terminé mais le Conseil français du culte musulman (CFCM) a tranché. A l’issue d’une réunion des responsables de fédérations musulmanes à la Grande Mosquée de Paris, l’instance a annoncé, jeudi 16 juillet, que l’Aïd al-Fitr, qui acte la fin du Ramadan et le début du mois de Chawwal, est fixé au vendredi 17 juillet.

Les musulmans de France termineront ensemble ce jeudi leur jeûne, qui aura duré 29 jours. La décision du CFCM coïncide cette année avec l’annonce faite en amont par le Conseil européen de la fatwa et de la recherche (CEFR) qui actait aussi l’Aïd al-Fitr pour le 17 juillet sur la base des calculs astronomiques.

Cette méthode est adoptée de longue date en Turquie et largement suivie dans les pays des Balkans, en Allemagne ou encore en Amérique du Nord, où les fédérations musulmanes fixent en avance les dates de début et de fin des mois lunaires, au-delà du Ramadan. En France, l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) en a fait son principe mais est restée discrète cette année à ce propos, ce qui n’a pas donné lieu à de vifs débats comme observés l’année passée.

L’annonce du CFCM est fondée principalement sur les décisions prises dans le monde musulman, à commencer par l’Arabie Saoudite qui a décrété que le mois du Ramadan se termine jeudi. L’Indonésie était le premier pays musulman à avoir pris une décision similaire.

Toute l’équipe de Saphirnews souhaite dès à présent aux musulmans de France une excellente fête de l’Aïd al-Fitr !

Rédigé par Hanan Ben Rhouma

Jeudi 16 Juillet 2015

Pour en savoir plus : http://www.saphirnews.com/

 

Et je me joins à l’équipe de Saphirnews pour présenter à tous les musulmans qui liront ces lignes une belle fête de l’Aïd al-Fitr !

Vous avez été bien courageux d’affronter la chaleur cette année ! Que la Paix soit sur vous !

Marie DAVIENNE – KANNI

 

Comment prévenir la radicalisation des plus jeunes ?

Ils seraient quelques 70 mineurs à être concernés, en France, par le phénomène croissant de la radicalisation djihadiste selon les estimations des autorités. Un chiffre certainement inférieur à la réalité. « Nous voulons mieux connaître et mieux repérer les jeunes en situation de risque vis à vis de la radicalisation et adapter notre prise en charge », admet Catherine Sultan, directrice de la protection judiciaire de la jeunesse, lors d’une journée nationale de formation, organisée le 14 avril à l’Ecole nationale de la protection judiciaire de la jeunesse (ENPJJ) à Roubaix.

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 Un enfant dans un reportage vidéo de Vice News sur Daech. (Photo : D.R.)

Dans la cadre du plan de lutte gouvernemental, la PJJ bénéficie d’une enveloppe de 11 millions d’euros pour recruter 170 agents supplémentaires à temps plein : 70 référents laïcité et citoyenneté, 82 nouveaux postes de psychologues qui doivent permettre selon Catherine Sultan une « meilleure appréhension du phénomène » et 18 éducateurs « en soutien dans les lieux où la problématique est la plus forte ». Ces 82 embauches sont très significatives car il y a aujourd’hui 377 psychologues en poste.

Cette administration qui compte 9.000 agents (dont 6.000 éducateurs) est donc en train de constituer un réseau de 70 référents « laïcité et citoyenneté », originaires pour moitié de la PJJ et venus pour moitié de l’extérieur. Pilotés par Delphine Bergere-Ducote, référente nationale citoyenneté et laïcité, ils ont une double tâche. Ils doivent tout d’abord lutter contre la radicalisation en faisant remonter toutes les informations au niveau de la mission nationale de veille et d’information (MNVI) rattachée directement au cabinet de la directrice de la PJJ. Et en soutenant les professionnels sur le terrain pour traiter les cas les plus complexes.

Aujourd’hui sur les 70 mineurs en France qui ont été repérés en situation de radicalisation la moitié était déjà pris en charge par la PJJ et l’autre moitié sont des primo-délinquants.« Nous avons les mêmes chiffres qu’au niveau national, c’est à dire beaucoup de convertis et nous voyons aussi une proportion croissante de filles, souligne Delphine Bergere-Ducote . Face à ce phénomène nous devons avoir un contre discours préventif et nous avons de gros besoins en formation ». La journée de formation qui s’est tenue à Roubaix s’intègre dans un plan national de sensibilisation à la lutte contre la radicalisation qui va se mettre en oeuvre sur trois ans et concerner tout les agents de la PJJ, qu’ils soient dans des structures de service public ou du secteur associatif habilité.

Conception protéiforme de la laïcité

Les 70 référents seront aussi concernés directement par un plan d’action sur la laïcité et les pratiques religieuses des mineurs. Cette question, en chantier depuis trois ans, a bien sûr pris une importance toute particulière à la suite des attentats de janvier. Dans une note publiée le 25 février, a reconnu la « conception protéiforme de la notion de neutralité » qui prévalait jusqu’à présent dans ses établissements. Certains refusaient de traiter toute question de pratique religieuse. Il y a eu, aussi,  des cas de d’incitation à la prière ou d’actions de prosélytisme qui ont d’ailleurs fait l’objet de sanctions administratives. Et entre les deux, le personnel est souvent dérouté par les différentes conceptions de la laïcité.

La direction de la protection judiciaire de la jeunesse va donc préciser ses règles sur la laïcité au travers de deux notes spécifiques. La première donnera plus de consistance au volet laïcité des règlements de fonctionnement des établissements prenant en charge des mineurs afin de baliser les pratiques religieuses de ces jeunes. L’autre va clarifier les règles de neutralité auxquelles sont tenus les agents publics et les personnels des associations privées intervenant dans les établissements.

A la croisée entre lutte contre la radicalité et laïcité, la PJJ dispose aussi d’un budget de 900.000 euros pour développer pour ses jeunes des actions dites de « citoyenneté et de laïcité ». Elle compte s’appuyer sur des partenaires extérieurs habitués notamment aux problématiques de lutte contre le racisme. En ce qui concerne la lutte contre la radicalisation, « nous pouvons nous appuyer sur des structures comme le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI). Mais leurs intervenants sont très sollicités », explique Delphine Bergere-Ducote. « Sans aborder frontalement les questions religieuses, on peut aussi aller vers le culturel et l’histoire avec l’Institut du monde arabe ou l’Institut des cultures d’islam ».

Alix de Vogüé | le 28.04.2015 à 15:00

Pour en savoir plus : http://www.fait-religieux.com/

Pourquoi les musulmanes portent-elles de plus en plus le voile ?

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Encore rare il y a vingt ans, le port du voile s’est répandu, ce qui suscite de nombreuses crispations au sein de la population française. Décidée à lutter contre cette expansion, une association musulmane s’est associée à une journée sans voile vendredi. Retour sur les motivations de celles, souvent jeunes, qui décident pourtant de l’arborer.
Le port du voile cristallise bien des tensions en France. D’autant qu’il s’est réellement répandu chez les jeunes musulmanes. S’il est difficile de chiffrer le phénomène, les spécialistes s’accordent sur sa montée en puissance ces vingt dernières années. Tandis que les générations précédentes ont lutté pour pouvoir le retirer, certaines filles d’aujourd’hui, qu’elles soient enfants d’immigrées ou converties à l’islam, prônent un retour au religieux et à l’affirmation publique de leur foi. Le port du voile, qui concernait des cas isolés il y a vingt ans, revêt désormais une dimension politique, idéologique et culturelle. « Au milieu des années 2000, on a vu se répandre le port du simple foulard et du voile intégral en France », affirme Raphaël Liogier, auteur du Mythe de l’islamisation (1).

« Le religieux, une manière de se distinguer »

Le port du voile « s’est développé d’une manière très différente de celle que l’on a pu observer dans le monde traditionnel musulman : on assiste à une revendication des jeunes filles pour ce qu’elles sont, d’une façon moderne. On a un retour vers la foi, une sorte de revival. Elles cherchent à retrouver leurs racines ; elles ont le sentiment que leurs parents ont délaissé leur religion et se sont soumis à la culture du pays d’accueil. » Le port du voile, que le sociologue compare à certains mouvements de jeunesse comme « le punk des années 1990 », se justifie presque de manière philosophique : « Le religieux, c’est une manière de se distinguer par la performance, de faire des choses difficiles justement parce qu’elles sont difficiles. » Cette rigueur que les jeunes filles s’imposent, au prix parfois d’un rejet, leur paraît gratifiante.

Cette rhétorique religieuse, que les filles voilées avancent constamment, fait pourtant l’objet de débats, même chez les penseurs musulmans. Pour l’imam de Bordeaux, Tareq Oubrou, « il y a un conflit sur la perception de ce vêtement. Le concept de voile islamique me gêne. Il n’y a pas d’habit islamique, ni pour les hommes ni pour les femmes. Certains musulmans exagèrent cette pratique et la juge essentielle, alors qu’il n’y a pas de fondement univoque dans les textes. » L’imam voit dans le port du voile une sorte de « mode ». « C’est une pratique devenue tendance. Le voile est devenu un objet cosmétique, esthétique. On le met de manière à attirer, pour séduire. On le détourne de son sens premier : celui de traduire une pudeur. »

Un fossé intergénérationnel

Inquiètes, des féministes québecoises ont décidé de faire du 10 juillet une « journée sans voile » pour envoyer un signal et porter la lutte sur la place publique. Cette année, le collectif Femmes sans voile d’Aubervilliers, qui considère le voile comme la « marque d’une inégalité sexiste et imposée par le patriarcat », a rejoint le mouvement. Nadia Ben Missi, membre de l’association, rappelle « qu’il n’est ni une exigence ni une obligation religieuse. Elles disent qu’elles l’ont choisi, qu’elles sont libres. Elles le justifient par l’islam et la culture qui y est associée, sans réaliser que c’est en fait une interprétation radicale de l’islam. Ce n’est pas la seule façon d’être musulmane. Or ces femmes vont jusqu’à considérer les autres comme des mécréantes. »

Par Paméla Rougerie | Le 09 juillet 2015

Pour en savoir plus : http://madame.lefigaro.fr/

(1) Le Mythe de l’islamisation. Essai sur une obsession collective, de Raphaël Liogier, Éd. du Seuil, 212 p., 16 €.

(2) Des voix derrière le voile, de Faïza Zerouala, Éd. Premier Parallèle, 258 p., 5,99 €.

 

Pour en finir (vraiment) avec le terrorisme

Geopolitique-BernardGuetta

Les attentats de Tunis et de Sanaa viennent de confirmer que les pays musulmans sont les plus touchés par les actions djihadistes contre les populations civiles. Le dernier numéro de « Manière de voir » rappelle également que, si elle permet de mobiliser l’opinion, la « guerre contre le terrorisme » contribue à l’aggravation des problèmes politiques sous-jacents, notamment au Proche-Orient.

Ce fut une bataille homérique, couverte heure par heure par tous les médias du monde. L’Organisation de l’Etat islamique (OEI), qui avait conquis Mossoul en juin 2014, poursuivait son avancée fulgurante aussi bien vers Bagdad que vers la frontière turque ; elle occupait 80 % de la ville de Kobané, en Syrie. Les combats firent rage pendant plusieurs mois. Les miliciens kurdes locaux appuyés par l’aviation américaine reçurent des armes et le soutien de quelque cent cinquante soldats envoyés par le gouvernement régional du Kurdistan d’Irak. Suivis avec passion par les télévisions occidentales, les affrontements se terminèrent début 2015 par un repli de l’OEI.

Mais qui sont ces héroïques résistants qui ont coupé une des têtes de l’hydre terroriste ? Qualifiés de manière générique de « Kurdes », ils appartiennent pour la plupart au Parti de l’union démocratique (PYD), la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Or le PKK figure depuis plus d’une décennie sur la liste des organisations terroristes dressée aussi bien par les Etats-Unis que par l’Union européenne. Ainsi, on peut être condamné à Paris pour « apologie du terrorisme » si l’on émet une opinion favorable au PKK ; mais à Kobané, leurs militants méritent toute notre admiration. Qui s’en étonnerait à l’heure où Washington et Téhéran négocient un accord historique sur le nucléaire et où le directeur du renseignement national américain transmet au Sénat un rapport dans lequel l’Iran et le Hezbollah ne sont plus désignés comme des entités terroristes qui menacent les intérêts des Etats-Unis (1) ?

Ce fut un été particulièrement agité. A Haïfa, un homme déposa une bombe sur un marché le 6 juillet ; vingt-trois personnes furent tuées et soixante-quinze blessées, en majorité des femmes et des enfants. Le 15, une attaque perpétrée à Jérusalem tua dix personnes et fit vingt-neuf blessés. Dix jours plus tard, une bombe explosa, toujours à Haïfa, faisant trente-neuf morts. Les victimes étaient toutes des civils et des Arabes. Dans la Palestine de 1938, ces actes furent revendiqués par l’Irgoun, bras armé de l’aile « révisionniste » du mouvement sioniste, qui donna à Israël deux premiers ministres : Menahem Begin et Itzhak Shamir (2).

Un concept flou

Résistants ? Combattants de la liberté ? Délinquants ? Barbares ? On sait que le qualificatif de « terroriste » est toujours appliqué à l’Autre, jamais à « nos combattants ». L’histoire nous a aussi appris que les terroristes d’hier peuvent devenir les dirigeants de demain. Est-ce étonnant ? Le terrorisme peut être défini — et les exemples du PKK et des groupes sionistes armés illustrent les ambiguïtés du concept — comme une forme d’action, pas comme une idéologie. Rien ne relie les groupes d’extrême droite italiens des années 1970, les Tigres tamouls et l’Armée républicaine irlandaise (Irish Republican Army, IRA), sans parler de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et du Congrès national africain (African National Congress, ANC), ces deux derniers dénoncés comme « terroristes » par Ronald Reagan, par Margaret Thatcher et, bien sûr, par M. Benyamin Netanyahou, dont le pays collaborait étroitement avec l’Afrique du Sud de l’apartheid (3).

Au mieux, on peut inscrire le terrorisme dans la liste des moyens militaires. Et, comme on l’a dit souvent, il est l’arme des faibles. Figure brillante de la révolution algérienne, arrêté par l’armée française en 1957, Larbi Ben Mhidi, chef de la région autonome d’Alger, fut interrogé sur la raison pour laquelle le Front de libération nationale (FLN) déposait des bombes camouflées au fond de couffins dans les cafés ou dans les lieux publics. « Donnez-nous vos avions, nous vous donnerons nos couffins », rétorqua-t-il à ses tortionnaires, qui allaient l’assassiner froidement quelques jours plus tard. La disproportion des moyens entre une guérilla et une armée régulière entraîne une disproportion du nombre des victimes. Si le Hamas et ses alliés doivent être considérés comme des « terroristes » pour avoir tué trois civils pendant la guerre de Gaza de l’été 2014, comment faut-il qualifier l’Etat d’Israël, qui en a massacré, selon les estimations les plus basses — celles de l’armée israélienne elle-même —, entre huit cents et mille, dont plusieurs centaines d’enfants ?

Au-delà de son caractère flou et indécis, l’usage du concept de terrorisme tend à dépolitiser les analyses et par là-même à rendre impossible toute compréhension des problèmes soulevés. Nous luttons contre l’« empire du Mal », affirmait le président George W. Bush devant le Congrès américain le 24 septembre 2001, ajoutant : « Ils haïssent ce qu’ils voient dans cette assemblée, un gouvernement démocratiquement élu. Leurs dirigeants se désignent eux-mêmes. Ils haïssent nos libertés : notre liberté religieuse, notre liberté de parole, notre liberté de voter et de nous réunir, d’être en désaccord les uns avec les autres. » Pour affronter le terrorisme, il n’est donc pas nécessaire de modifier les politiques américaines de guerre dans la région, de mettre un terme au calvaire des Palestiniens ; la seule solution tient à l’élimination physique du « barbare ». Si les frères Kouachi et Amedy Coulibaly, auteurs des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, sont mus fondamentalement par leur haine de la liberté d’expression, comme l’ont proclamé les principaux responsables politiques français, il est inutile de s’interroger sur les conséquences des politiques menées en Libye, au Mali et dans le Sahel. Le jour où l’Assemblée nationale rendait hommage aux victimes des attentats de janvier, elle votait d’un même élan la poursuite des opérations militaires françaises en Irak.

N’est-il pas temps de dresser le bilan de cette « guerre contre le terrorisme » en cours depuis 2001, du point de vue de ses objectifs affichés ? Selon le Global Terrorism Database de l’université du Maryland, Al-Qaida et ses filiales ont commis environ deux cents attentats par an entre 2007 et 2010. Ce nombre a augmenté de 300 % en 2013, avec six cents actes. Et nul doute que les chiffres de 2014 battront tous les records, avec la création du califat par M. Abou Bakr Al-Baghdadi (4). Qu’en est-il du nombre de terroristes ? Selon les estimations occidentales, vingt mille combattants étrangers ont rejoint l’OEI et les organisations extrémistes en Irak et en Syrie, dont trois mille quatre cents Européens. « Nick Rasmussen, le chef du Centre national de contre-terrorisme américain, a affirmé que le flot de combattants étrangers se rendant en Syrie dépasse de loin celui de ceux qui sont partis faire le djihad en Afghanistan, Pakistan, Irak, Yémen ou Somalie à un moment quelconque au cours de ces vingt dernières années (5). »

Ce bilan de la « guerre contre le terrorisme » serait bien fragmentaire s’il ne prenait en compte les désastres géopolitiques et humains. Depuis 2001, les Etats-Unis, parfois avec l’aide de leurs alliés, ont mené des guerres en Afghanistan, en Irak, en Libye et, de manière indirecte, au Pakistan, au Yémen et en Somalie. Bilan : l’Etat libyen a disparu, l’Etat irakien sombre dans le confessionnalisme et la guerre civile, le pouvoir afghan vacille, les talibans n’ont jamais été aussi puissants au Pakistan. Mme Condoleezza Rice, ancienne secrétaire d’Etat américaine, évoquait un « chaos constructif » en 2005 pour justifier la politique de l’administration Bush dans la région, annonçant des lendemains qui chanteraient l’hymne de la démocratie. Dix ans plus tard, le chaos s’est étendu à tout ce que les Etats-Unis appellent le « Grand Moyen-Orient », du Pakistan au Sahel. Et les populations ont été les premières victimes de cette utopie dont on a du mal à mesurer ce qu’elle a de constructif.

Des dizaines de milliers de civils ont été victimes des « bombardements ciblés », des drones, des commandos spéciaux, des arrestations arbitraires, des tortures sous l’égide de conseillers de la Central Intelligence Agency (CIA). Rien n’a été épargné, ni fêtes de mariage, ni cérémonies de naissance, ni funérailles, réduites en cendres par des tirs américains « ciblés ». Le journaliste Tom Engelhardt a relevé huit noces bombardées en Afghanistan, en Irak et au Yémen entre 2001 et 2013 (6). Quand elles sont évoquées en Occident, ce qui est rare, ces victimes, contrairement à celles que fait le « terrorisme », n’ont jamais de visage, jamais d’identité ; elles sont anonymes, « collatérales ». Pourtant, chacune a une famille, des frères et des sœurs, des parents. Faut-il s’étonner que leur souvenir alimente une haine grandissante contre les Etats-Unis et l’Occident ? Peut-on envisager que l’ancien président Bush soit traîné devant la Cour pénale internationale pour avoir envahi et détruit l’Irak ? Ces crimes jamais poursuivis confortent le crédit des discours les plus extrémistes dans la région.

En désignant l’ennemi comme une « menace existentielle », en le réduisant à l’« islamo-fascisme » comme l’a fait le premier ministre Manuel Valls, en évoquant une troisième guerre mondiale contre un nouveau totalitarisme héritier du fascisme et du communisme, l’Occident accorde à Al-Qaida et à l’OEI une visibilité, une notoriété, une stature comparable à celle de l’URSS, voire de l’Allemagne nazie. Il accroît artificiellement leur prestige et l’attraction qu’ils exercent sur ceux qui souhaitent résister à l’ordre imposé par des armées étrangères.

Certains dirigeants américains ont parfois des éclairs de lucidité. En octobre 2014, le secrétaire d’Etat John Kerry, célébrant avec les musulmans américains la « fête du sacrifice », déclarait en évoquant ses voyages dans la région et ses discussions concernant l’OEI : « Tous les dirigeants ont mentionné spontanément la nécessité d’essayer d’aboutir à la paix entre Israël et les Palestiniens, parce que [l’absence de paix] favorisait le recrutement [de l’OEI], la colère et les manifestations de la rue auxquels ces dirigeants devaient répondre. Il faut comprendre cette connexion avec l’humiliation et la perte de dignité (7). »

Il y aurait donc un rapport entre « terrorisme » et Palestine ? Entre la destruction de l’Irak et la poussée de l’OEI ? Entre les assassinats « ciblés » et la haine contre l’Occident ? Entre l’attentat du Bardo à Tunis, le démantèlement de la Libye et la misère des régions abandonnées de la Tunisie dont on espère, sans trop y croire, qu’elle recevra enfin une aide économique substantielle qui ne sera pas conditionnée aux recettes habituelles du Fonds monétaire international (FMI), créatrices d’injustices et de révoltes ?

Infléchir les politiques occidentales

Ancien de la CIA, excellent spécialiste de l’islam, Graham Fuller vient de publier un livre, A World Without Islam Un monde sans islam ») (8), dont il résume lui-même la conclusion principale : « Même s’il n’y avait pas eu une religion appelée islam ou un prophète nommé Mohammed, l’état des relations entre l’Occident et le Proche-Orient aujourd’hui serait plus ou moins inchangé. Cela peut paraître contre-intuitif, mais met en lumière un point essentiel : il existe une douzaine de bonnes raisons en dehors de l’islam et de la religion pour lesquelles les relations entre l’Occident et le Proche-Orient sont mauvaises (…)  : les croisades (une aventure économique, sociale et géopolitique occidentale), l’impérialisme, le colonialisme, le contrôle occidental des ressources du Proche-Orient en énergie, la mise en place de dictatures pro-occidentales, les interventions politiques et militaires occidentales sans fin, les frontières redessinées, la création par l’Occident de l’Etat d’Israël, les invasions et les guerres américaines, les politiques américaines biaisées et persistantes à l’égard de la question palestinienne, etc. Rien de tout cela n’a de rapport avec l’islam. Il est vrai que les réactions de la région sont de plus en plus formulées en termes religieux et culturels, c’est-à-dire musulmans ou islamiques. Ce n’est pas surprenant. Dans chaque grand affrontement, on cherche à défendre sa cause dans les termes moraux les plus élevés. C’est ce qu’ont fait aussi bien les croisés chrétiens que le communisme avec sa “lutte pour le prolétariat international” (9). »

Même s’il faut s’inquiéter des discours de haine propagés par certains prêcheurs musulmans radicaux, la réforme de l’islam relève de la responsabilité des croyants. En revanche, l’inflexion des politiques occidentales qui, depuis des décennies, alimentent chaos et haines nous incombe. Et dédaignons les conseils de tous ces experts de la « guerre contre le terrorisme ». Le plus écouté à Washington depuis trente ans n’est autre que M. Netanyahou, le premier ministre israélien, dont le livre Terrorism : How the West Can Win (10) prétend expliquer comment on peut en finir avec le terrorisme ; il sert de bréviaire à tous les nouveaux croisés. Ses recettes ont alimenté la « guerre de civilisation » et plongé la région dans un chaos dont tout indique qu’elle aura du mal à sortir.

par Alain Gresh, avril 2015

(1) Cf. Jack Moore, « US omits Iran and Hezbollah from terror threat list », Newsweek,New York, 16 mars 2015.

(2) Uri Avnery, « Who are the terrorists ? », article paru dans Haolam Hazeh,9 mai 1979, et reproduit dans Journal of Palestine Studies, Beyrouth, automne 1979.

(3) Lire « Regards sud-africains sur la Palestine », Le Monde diplomatique, août 2009.

(4) Cf. Gray Matter, « Where terrorism research goes wrong », International New York Times, 6 mars 2015.

(5) Associated Press, 10 février 2015.

(6) Tom Engelhardt, « Washington’s wedding album from hell », TomDispatch, 20 décembre 2013.

(7) Joseph Klein, « Kerry blames Israel for ISIS recruitment », Frontpage Mag, 23 octobre 2014.

(8) Little Brown and Co, New York, 2010.

(9) Graham E. Fuller, « Yes, it is islamic extremism — But why ? », 22 février 2015.

(10) Farrar, Straus and Giroux, New York, 1986.

Face à Latifa Ibn Ziaten, les larmes de Roselyne Bachelot

LatifaIbnZiaten-Bachelot

Les larmes de Roselyne Bachelot face à Latifa Ibn Ziaten font le tour de la Toile. La chroniqueuse du Grand 8 s’est adressée jeudi 18 juin en direct à la mère du militaire Imad, assassiné par Mohamed Merah en mars 2012.

Lors de son « message perso…» qu’elle conclut difficilement sous le coup de l’émotion, l’ancienne ministre a dressé le portrait d’une « grande dame » qui n’a pas hésité à décliner une invitation du secrétaire d’Etat américain John Kerry parce qu’il y a « plus important à faire », à savoir visiter la tombe de son fils inhumé au Maroc. Une séquence qui ne laisse pas indifférent le public, tout autant que Latifa Ibn Ziaten, émue de l’hommage qu’il lui a été rendu.

 

Rédigé par La Rédaction | Vendredi 19 Juin 2015

Pour en savoir plus : http://www.saphirnews.com/