La charte de la laïcité introduite solennellement en 2013 par le ministre de l’Éducation nationale d’alors, Vincent Peillon et affichée depuis lors dans tous les établissements scolaires français proclame dans son article 12 « Les enseignements sont laïques. Afin de garantir aux élèves l’ouverture la plus objective possible à la diversité des visions du monde ainsi qu’à l’étendue et à la précision des savoirs, aucun sujet n’est a priori exclu du questionnement scientifique et pédagogique. Aucun élève ne peut invoquer une conviction religieuse ou politique pour contester à un enseignant le droit de traiter une question au programme. »
L’ouvrage « la laïcité au risque de l’autre » qui vient de paraître aux éditions de l’Aube se propose de prendre au mot cet article en questionnant… La laïcité telle qu’elle s’est mise en place en France. L’article 7 de la charte proclame par ailleurs que « la laïcité assure aux élèves l’accès à une culture commune et partagée ».
C’est principalement sur ce point que les auteurs une anthropologue et une sociologue se proposent de déconstruire nos représentations collectives, qui n’ont d’universel que ce que l’arrogance de la nation française, « patrie des droits de l’homme », s’arroge le pourvoir de définir comme universel.
La thèse soutenue est la suivante: alors que les conditions de la mise en place du projet émancipateur républicain ont radicalement changé depuis la république des Jules, alors que l’éducation civique ou morale de J. Ferry se déclare au service d’un très actif projet de société, un projet politique, aujourd’hui elle apparaît plutôt comme un remède ou une réponse, à des « problèmes » d’insécurité, d’autorité, de communautarisme.
Posée depuis les origines républicaines comme une forme supérieure de lien social, au service de l’émancipation, de la formation d’un esprit critique et de la promotion de valeurs universelles, la laïcité se manifeste aujourd’hui comme une forme identitaire majoritaire aux tendances islamophobes. Et le diagnostic collectif contemporain porté sur l’école de la République présente une forte tendance réactionnaire, au sens propre du terme: face aux dysfonctionnements de l’Ecole ce discours propose d’en revenir à une époque antérieure et cette nostalgie collective d’une société autour d’une école qui n’a jamais existé en dit long sur le processus d’amnésie collective, d’oublis sélectifs et de fantasmes qui produit les sociétés et le lien social.
La laïcité est le produit d’une histoire culturelle de la Raison et d’une tradition pratique et particulière de la rationalité, comme toutes les sociétés en connaissent. S’y référer sans cesse, à droite comme à gauche, au nom de la neutralité et de l’universel pour statuer sur les problèmes de la pluralité, ne peut que générer des sentiments d’injustice, car c’est conférer une dimension hégémonique à une conception toute particulière et majoritaire du bien, conception en crise en termes de projet socialisateur émancipateur et d’égalité d’accès aux biens premiers. Dès lors, la question se pose d’un avenir politique de la « laïcité à la française » dont l’école a été l’acteur cardinal.
Or l’école amplifie les inégalités sociales qui lui préexistent à l’aide de mécanismes de connivence entre curricula, techniques scolaires et valeurs culturelles des classes cultivées. Le plus frappant est que ce constat alarmant sur les écarts de réussite scolaire selon les origines sociales ne relève pas seulement d’une pensée de sociologie critique, mais est devenu en quelques décennies presque une vulgate autant qu’ une véritable affaire d’État, au centre d’une politique, dite d’égalité des chances, pilotant et gouvernant par objectifs et indicateurs.
Dés lors, la laïcité est alors un discours de double jeu, puisque le « discours de l’Ecole de la réussite de type méritocratique », fonctionne non seulement comme espace narratif de l’égalisation des chances (que l’analyse sociologique récuse), mais aussi comme légitimation de l’existence même d’une périphérie. Si la méritocratie est pensée en tant que vecteur d’une réussite personnelle possible, quelles que soient ses origines, c’est-à-dire à l’aune de ses compétences; la laïcité admet le périphérique comme nécessaire à sa propre pérennisation. Le double jeu consiste alors à ce que cette apparente neutralité sociale et politique justifie les parcours scolaires socialement et donc scolairement différentiels, niés dans leurs pratiques par le discours même qui les masque mais producteur d’une rhétorique enseignante de déploration et d’accusation.
L’école a fourni jusqu’au milieu du XXe siècle environ, l’accès vers un imaginaire et une identité organisés autour de l’idée de nation. Elle a instauré un nouveau type de légitimité politique, dont la citoyenneté a constitué le noyau de rassemblement supérieur à toute autre appartenance ou croyance. Elle a été le viatique vers l’Universel et la Raison, pour lesquels élèves et familles devaient faire passer au second plan leurs particularismes culturels, leurs langues régionales, leurs identités, leurs attaches.
Mais le « roman national » élaborant collectivement et de manière imaginaire un passé mythique et partiellement amnésique, grâce aux discours, aux pratiques et aux institutions, est devenu un des ressorts au nom de quoi l’exclusion de « l’étranger sociologique » se légitime, voire même son « intégration » au sens de disparation de ce qui fait altérité, fut-elle portée par de « petites différences ». Dans la république française moniste, « l’Autre doit devenir le Même » selon l’expression de Bruno Etienne et n’a pas droit à la différence: « cujus regio ejus religion ».
En effet, l’idéologie latente de cette unité moniste de la République laïque, largement portée par l’Ecole était évolutionniste: tous les peuples allait petit à petit (et surtout grâce à la France éternelle, à la Raison universelle et à l’Ecole) après avoir parcouru toutes les étapes, accéder à la Civilisation d’Auguste Comte et aux droits de l’Homme universel….sauf aujourd’hui les musulmans, voire même dans une figure essentialisée, le musulman, archétype de « l’étranger sociologique »; En particulier, le débat en France renforce sans cesse la représentation d’un clivage profond entre une identité musulmane réifiée et objectivée en culture, et une laïcité tout en principes et en proclamation Les professionnels du monde éducatif et scolaire sont alors invités d’un côté à déployer des efforts pour aller vers des parents que tout éloignerait de l’école (scolarité, capital culturel, quartier) et de l’autre à être les gardiens d’une neutralité que menacerait le « communautarisme » musulman.
Au fond, parents et professionnels savent que les institutions, au premier chef l’école, n’appliquent pas les idéaux proclamés de laïcité, de neutralité et d’égalité: « Refonder l’école de la République pour refonder la république par l’école »? Cette déclaration solennelle résonne étrangement. Que peut aujourd’hui offrir l’école en échange de l’ancienne remise d’un soi – différent, attaché – exigée au nom du respect des valeurs de la République? En tout cas, elle ne peut offrir ni de l’intégration, ni de la socialisation, ni de la mobilité sociale.
Coincés entre des injonctions contradictoires à s’intégrer à l’invisible d’un côté et à respecter leurs racines de l’autre, les jeunes descendants de migrants musulmans ont bien du mal à trouver le moindre sens à des leçons de morale laïque, alors qu’un débat binaire et stérile s’installe entre islam et laïcité. Alors qu’elle était, dans sa genèse, un outil politique au service d’un projet – même dominateur -, il faut bien admettre que la laïcité se transforme en instrument d’agression des minorités, principalement aujourd’hui vis-à-vis de la minorité musulmane qui concentre à elle seule l’idée d’une crise du modèle d’intégration français.
Ce modèle citoyen français, scotomisant les appartenances met à mal la construction des subjectivités, dans une radicalisation de la laïcité que questionne ce mythe contemporain de l’islamisation. Il n’est que voir la représentation des musulmans dans les manuels scolaires.
La thèse de l’ouvrage est que ce n’est pas tant un dévoiement de la laïcité qu’un aboutissement logique du déni systématique des identités culturelles, qui constituent une sorte de passager clandestin de la laïcité. Or, le propre même de notre seconde modernité est caractérisé par les potentialités d’un cosmopolitisme ouvrant pour un même individu à une pluralité d’identifications et encourageant la construction d’identités culturelles combinant individualisme et multi-appartenances.
L’idéal de la laïcité fondateur de la république française est aujourd’hui devenu prétexte à oblitérer toute prise en compte de l’altérité et ses figures, qui sont pensés comme menaces. Car la laïcité, œuvre de compromis de la IIIe république, n’est pas tant une articulation des activités privées et publiques à l’Ecole, une éviction des religions de l’école, une neutralité religieuse ou d’opinion revendiquée qu’un véritable modèle politique d’imposition et de légitimation d’un ordre social supposé pacifié et conçue comme emblème de la conception républicaine de l’espace public.
La laïcité française est aujourd’hui prise entre une droite développant de façon « décomplexée » les idées de hiérarchisation des cultures, et une gauche piégée par la référence à un universel émancipateur nécessairement fondé sur une supériorité de valeurs. Car la laïcité se situe intrinsèquement dans l’espace d’un universel substantiel et de surplomb (une manière de s’habiller, ou de manger, plutôt qu’une autre) et pas seulement procédural (une manière de trouver des solutions avec la discussion.)
L’ouvrage propose deux pistes qui s’offrent à l’action publique si la laïcité à la française peut être questionnée dans ces effets comme le propose la …charte de la laïcité. Aucun grand média et très peu de travaux scientifiques n’osent ouvrir cette question.
Pour en savoir plus : www.huffingtonpost.f