Des conflits géopolitiques sous couvert de religion

Et si les conflits du Moyen-Orient contemporain n’étaient pas de nature religieuse ? Pour l’historien et économiste libanais Georges Corm, cette approche réductrice de la géopolitique ne sert qu’à légitimer la thèse du « choc des civilisations ». Dans son livre Pour une lecture profane des conflits*, l’universitaire démontre les nombreux mécanismes qui ont permis de légitimer des guerres injustes depuis la fin de la Guerre froide. Une politique qui passe par l’instrumentalisation du religieux.

Par une lecture profane des conflits, entendez-vous vous opposer à la théorie de « choc des civilisations » ?

C’est un retour à la politologie classique, une approche des situations de guerre par une analyse multifactorielle, et non pas par une causalité unique qui serait religieuse, ethnique ou prétendument morale. La thèse du choc des civilisations est, à mon avis, une mise à jour post-moderne de la division du monde entre Sémites et Aryens, qui a provoqué l’antisémitisme effarant ayant mené au génocide des communautés juives d’Europe. Cette thèse perverse empêche de réfléchir sur les causes des conflits. Aveuglée par cette théorie du choc des civilisations, l’opinion publique peut soutenir des entreprises guerrières comme l’invasion de l’Irak, de l’Afghanistan, ou encore les interventions en Libye, en Syrie et très récemment au Yémen.

Au Moyen-Orient, le conflit sunnites-chiites est souvent mis en avant. La religion n’est-elle pas un vecteur de conflit dans cette région du monde ?

Quand le shah d’Iran était en place (1941-1979), sa politique n’était pas différente de celle du régime actuel. Pourtant, personne ne parlait d’opposition entre sunnites et chiites. Des intérêts géopolitiques se jouent aujourd’hui sous couvert de religion. Des enquêtes, publiées notamment dans The New Yorker, montrent que, suite à l’échec de l’invasion de l’Irak, les États-Unis ont décidé de provoquer des troubles entre sunnites et chiites. En créant notamment la notion de triangle chiite  Iran/Syrie/Hezbollah libanais, considéré comme l’équivalent d’un « axe du mal ». C’est très loin de la complexité des réalités de terrain, qui implique les intérêts géopolitiques des régimes turc, qatari, saoudien et israélien. La politique occidentale poursuit une ligne « sunnites contre chiites » sur le plan intérieur, et une vision « monde islamique contre monde occidental » sur un plan plus large. Il s’agit d’une approche fantaisiste : tous les gouvernements des pays musulmans sont dans l’orbite des puissances occidentales à l’exception de l’Iran, qui tente de normaliser ses relations avec les États-Unis.

Pourquoi les problèmes de religion, culture et civilisation sont si souvent invoqués pour justifier les conflits ?

Le Moyen-Orient est l’un des carrefours géopolitiques les plus importants dans le monde. C’est le principal réservoir énergétique. C’est aussi le lieu de naissance des trois monothéismes. Il est très facile d’utiliser les symboles religieux pour couvrir d’un voile les enjeux profanes purement politiques, militaires, économiques et autres désirs de puissance et d’hégémonie. Le Moyen-Orient est constitué de trois grands groupes ethniques ou nationaux : les Perses iraniens, les Turcs et les Arabes. Iraniens et Turcs ont pu hériter de structures d’empires vieilles de plusieurs siècles. En revanche, les Arabes ont été balkanisés dans diverses entités par les deux colonialismes français et anglais.

À l’heure du nationalisme arabe du président égyptien Nasser (1956-1970), la région était le théâtre d’atmosphères révolutionnaires qui menaçaient les intérêts occidentaux. L’organisation des Frères musulmans a été bien instrumentalisée afin de s’opposer à un panarabisme anti-impérialiste et tiers-mondiste qui entretenait des relations croissantes avec le bloc soviétique. Bien plus, l’instrumentalisation du religieux est devenue quasiment la politique officielle américaine pendant la Guerre froide. Zbigniew Brzezinski, conseiller du président américain Jimmy Carter de 1977 à 1981, a décidé d’organiser la mobilisation religieuse contre l’URSS. Dans l’aberrante guerre d’Afghanistan, en 1979, l’Arabie saoudite a été appuyée et financée par les États-Unis pour entraîner des milliers de jeunes Arabes, qui partaient ensuite se battre en Afghanistan. Al-Qaida est née à ce moment-là. Ces groupes de combattants ont ensuite été transportés en Bosnie, en Tchétchénie, aux Philippines, aujourd’hui dans le Xinjiang chinois… L’instrumentalisation de ces groupes mène à des organisations comme l’État islamique.

Vous parlez bien plus d’un recours au religieux que d’un « retour du religieux », expression que vous dénoncez. Pourquoi ?

Il n’y a jamais eu d’abandon du religieux dans l’Histoire du monde. Parler de retour du religieux est un ethnocentrisme européen poussé à l’extrême. Certes, la petite Europe a été relativement déchristianisée. Mais le reste du monde a conservé des liens importants avec la religion. À commencer par les États-Unis, pays fondé par des colons britanniques puritains. Le « retour du religieux » a été beaucoup invoqué pour dénoncer les dictatures marxisantes. Le philosophe allemand Léo Strauss (1899-1973) se demandait s’il ne fallait pas mieux revenir à des législations de type religieuses, après les malheurs qu’il attribuait exclusivement à la laïcité et la Révolution française, qui auraient d’après lui provoqué les deux Guerres mondiales. Accuser la Révolution française ou les philosophes des Lumières de tous les malheurs du monde est une thèse tout à fait exagérée. Pour moi, l’archétype de la guerre d’extermination, du goulag et du nazisme se trouve dans les guerres de religion.

Le raidissement des dogmes, aujourd’hui, traduit-il une nouvelle crise religieuse ?

Il ne faut pas tomber dans le piège des mouvances terroristes actuelles. Elles se réclament de trois théologiens politiques musulmans : Ibn Taymiyya (1263-1328), emprisonné par le sultan pour son extrémisme religieux ; le Pakistanais Abul a’la-Maududi (1903-1979), qui a justifié la sécession sanglante des Indiens de confession musulmane ayant donné lieu à la création de « l’État des purs » (ou Pakistan) ; et le Frère musulman égyptien Sayyid Qutb (1906-1966) qui a considéré tous les régimes politiques arabes comme « hérétiques » parce que ne respectant le principe d’une souveraineté absolue de Dieu sur les hommes. Mais la théologie musulmane, vieille de plus de treize siècles, va bien au-delà de ces trois noms et les théologiens « libéraux » sont très nombreux. Je pense qu’il y a aujourd’hui une crise des monothéismes, à cause de la manipulation du religieux. Concernant l’islam, la croyance wahhabite a été largement condamnée par la plupart des théologiens musulmans qui la considèrent beaucoup trop extrémiste. À l’origine, cette doctrine est née au XVIIIe siècle d’une simple alliance entre le prédicateur Abd al-Wahhab et la famille al Saoud aux ambitions politiques très grandes. Quand, dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’Arabie saoudite a atteint une puissance pétrolière et financière importante, le wahhabisme s’est exporté tous azimuts.

Quel rôle joue l’instrumentalisation de la mémoire dans la gestion des conflits ?

Les musulmans restés fidèles au concept de « religion du juste milieu » sont marginalisés. Aujourd’hui, les médias et les chercheurs ne s’intéressent plus à la sociologie des sociétés arabes, turques, perses… Ils se consacrent à l’étude des réseaux islamistes. C’est un islam abstrait, une méga-identité qui ne veut rien dire mais sert à stimuler cette idéologie du conflit des civilisations. On retrouve le même type de crispation, en ce qui concerne le judaïsme. De très nombreux citoyens européens ou américains de confession juive n’approuvent pas la politique d’Israël. Des groupes de religieux, comme Neturei Karta, ne reconnaissent même pas la légitimité de l’État israélien. Mais ils sont totalement marginalisés dans les médias et la recherche académique. Une autre manipulation de la mémoire est le passage de la notion d’Occident gréco-romain à la notion d’Occident judéo-chrétien. Ce coup d’État culturel n’a pas beaucoup de sens, car le christianisme s’est construit contre le judaïsme. Cette opération est destinée à réparer le traumatisme causé par l’Holocauste.

Alors que le XXe a vu, pendant un temps, triompher une vision laïque de l’ordre international, comment la religion a-t-elle pu opérer un tel retour en force ?

Jusqu’aux années 1970, la vie internationale était laïque. Les pays non-alignés basaient leur discours sur le rapport avec les deux grandes puissances. La préoccupation était le développement économique et social, l’appropriation des sciences et les technologies. Tout a basculé avec la Guerre froide. L’extension du marxisme dans les rangs de la jeunesse arabe dans les années 1950-60 était très impressionnant. De quoi inquiéter les milieux militaires et politiques occidentaux. En cherchant à réislamiser les sociétés musulmanes, la doctrine Brzezinski entendait que leurs préoccupations ne soient plus économiques ou sociales, mais théologiques.

Pourquoi la laïcité a-t-elle échoué dans le monde arabe et musulman ?

Je n’aurais pas un jugement aussi abrupt. De très larges pans de laïcité subsistent dans des pays comme la Turquie ou la Tunisie. La Syrie et l’Irak étaient largement laïcisés eux aussi. Tout comme l’Égypte dans les années 1940-1950. Il n’y a pas non plus de recul absolu. Heureusement, il existe encore des millions de musulmans arabes sans comportement religieux ostentatoire. Mais l’échec complet de l’industrialisation est associé à une expansion démographique effarante. Devant l’incapacité de trouver un emploi, la mosquée devient attirante. Toutes les ONG islamiques ont fleuri grâce au financement des monarchies et émirats du Golfe. Elles ont distribué des aides sociales, conditionnées par l’adoption d’un mode de vie religieux.

Les médias et intellectuels occidentaux ont-ils joué un rôle dans cette « réislamisation » ?

Les politologues occidentaux ont donné une crédibilité islamique à des gens comme Ibn Taymyya ou Sayyid Qutb, ainsi que Ben Laden et le soi-disant « État islamique ». Vouloir expliquer des phénomènes comme les attentats du 11 septembre 2001 ou celui de Charlie Hebdo par la religion musulmane ne fait qu’amplifier le malaise. Les organisations terroristes doivent être considérées comme telles. Si vous mobilisez des savoirs soi-disant académiques pour justifier leurs actes par la théologie musulmane, vous jouez dans leur camp et renforcez leur crédibilité. S’est-on penché sur les textes marxistes pour expliquer les crimes d’Action directe, ou de la bande à Baader ou le goulag ? Chercherions-nous dans les Évangiles une justification des Croisades ou du génocide des Indiens d’Amérique ? Non.

Pensez-vous qu’il est possible de sortir de ce cercle vicieux ?

Je ne suis pas très optimiste. À partir du moment où les médias américains et européens appellent Daesh « l’État islamique », le terrorisme s’accroît. En luttant contre Ben Laden, longtemps allié des États-Unis, on en a fait un grand héros, avec un retentissement médiatique hors-pair. Deux pays souverains ont été envahis en déployant des moyens militaires absurdes. D’autant plus que l’Irak était considéré par Ben Laden comme un État mécréant à détruire. Et ça continue avec le drame syrien. On a décidé de diaboliser Bachar el-Assad, sous prétexte de réduire un dictateur qui n’est pas dans le sillage géopolitique de l’Occident. Tout en affirmant, à côté, que des organisations comme le Front al-Nosra, pourtant classé comme terroriste, font du bon travail en Syrie. Au Yémen, on recommence à bombarder les Houthis sous prétexte qu’ils sont soutenus par l’Iran et qu’ils appartiennent à l’une des nombreuses branches du chiisme. Ces folies coûtent des milliards de dollars aux contribuables européens et américains. Comment arrêter cette machine ? Depuis 2001, il n’y a aucune demande de comptes dans les pays occidentaux. Il est temps que les démocrates se réveillent pour demander que cela cesse.

Propos recueillis par Matthieu Stricot – publié le 22/07/2015

(*) Georges Corm, Pour une lecture profane des conflits : sur le « retour du religieux » dans les conflits contemporains du Moyen-Orient, Paris, La découverte, 2015, 11 €.

Du même auteur : Pensée et politique dans le monde arabe : contextes historiques et problématiques, XIXe-XXIe siècles, Paris, La Découverte, 2015, 23 €.

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Sérieux s’abstenir

 Sérieuxs'abstenir

«Les dieux sont morts. Oui, ils sont morts de rire en entendant l’un d’eux dire qu’il était le seul. » Cette boutade aux allures de blague juive n’est pas due à la plume de quelque humoriste inspiré, mais à celle du cinglant Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra, 3). Preuve que la philosophie la plus rigoureuse sait utiliser les ressorts du comique pour appuyer sa pensée. Il en est de même pour les religions. Alors qu’on les imagine volontiers austères, rigides, pince-sans-rire, les traditions religieuses ont toutes, chacune à leur manière, exploré les voies de l’humour. De plus ou moins bonne grâce, il est vrai. Au Monde des Religions, nous en faisons l’expérience quotidienne. On rit finalement beaucoup en préparant nos sujets. Du reste, par une amusante coïncidence, le sigle du Monde des Religions n’est-il pas MDR, comme « mort de rire », en langage SMS ?

Plaisanterie mise à part, il faut reconnaître que cette franche rigolade est sans doute proportionnelle à la profondeur, voire à la gravité des thématiques que nous sommes amenés à traiter. L’humour est cette soupape de sécurité qui se déclenche pour réintroduire un peu de légèreté, de souffle, despiritualité dans ce que les religions peuvent avoir d’étouffant. D’ailleurs, « être spirituel », en français, signifie autant être porté sur le travail de l’âme que manifester un goût prononcé pour les phrases piquantes… Car derrière ce sujet au demeurant badin – idéal pour un numéro d’été – se cachent, vous l’avez compris, des questions diablement sérieuses. Ce n’est pas sans raison que le christianisme se méfie du rire, qui est l’attribut de Satan.

De fait, toutes les religions n’ont pas, loin s’en faut, le même sens de l’humour. Sous l’humour, le blasphème guette… Et l’actualité nous montre bien à quel point des croyants ne rient pas du tout – ou rient jaune – lorsque d’autres se gaussent d’eux. Faut-il, dès lors, instaurer une « charte de bonne conduite » du rire ? La question a été débattue mille fois. Pour ma part, je pense que s’il fallait instaurer une limite à l’humour, ce serait celle de la Règle d’or, cette maxime de sagesse connue depuis la nuit des temps dans toutes les traditions spirituelles : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse. » Pour le reste, je trouve quand même que le manque d’humour nuit gravement à la santé – à la sienne propre comme à celle des autres. Dans la vie, mieux vaut éviter d’être trop sérieux. Sans quoi on a vite fait de se prendre au sérieux. « Dieu m’a fait une blague », dit Sarah, l’épouse d’Abraham, après que Dieu lui a donné la grâce d’avoir un enfant – Isaac (« il rit », en hébreu). Elle était alors âgée de 90 ans (Genèse 21,6). Une sacrée blague.

 

Virginie Larousse – publié le 25/06/2015

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Fait-religieux.com s’endort pour un temps indéterminé

A dhow is seen at sunset during a training session on May 22, 2015 in the waters off the island of Sir Bu Nair on the eve of the Al-Gaffal 60 foot Traditional Dhow Sailing Race, in which boats will set sail off the island near the Iranian coast, until they reach the finish line at the Burj Al-Arab in Dubai. The 25th annual dhow sailing race has a total prize money of 10 million dirhams ($272,000). AFP PHOTO / MARWAN NAAMANI

Le site que vous avez pris l’habitude de lire, Fait-religieux.com, a été lancé à l’été 2012. En trois ans, il a réussi à s’installer dans le paysage des médias en ligne. Pour ce que nous en savons, il y a parmi ses lecteurs, en France et dans la francophonie, des croyants et des non croyants, des catholiques de gauche, de droite et du centre, des laïques de toutes nuances, des musulmans, des juifs, des protestants, des orthodoxes, des bouddhistes, des sikhs, des hindous, des baha’is, des ahmadis, des mormons et d’autres cultes minoritaires, chacun venant s’informer sur l’actualité de toutes les religions.

La société éditrice, la SAS Bellefeuille Edition Presse, avait pour vocation, à terme, de gagner de l’argent. Comme dans les manuels d’économie, il lui fallait pour cela investir en capital et en travail, et s’efforcer de rencontrer un marché. L’investissement en capital a eu lieu, l’investissement en travail également, quiconque a lu les articles publiés chaque jour par nos journalistes professionnels et nos blogueurs a pu s’en rendre compte.

Ce qui ne s’est pas matérialisé, c’est le marché. Pour dire les choses simplement : trop peu de lecteurs ont été prêts à payer pour lire ce que nous leur proposions. Avec le temps leur nombre aurait sans nul doute augmenté, mais ce temps-là, nous ne l’avions plus. Faute d’avoir trouvé des investisseurs ou des repreneurs, nous avons dû nous résoudre à mettre l’entreprise en liquidation. La thématique du fait religieux, autrement dit l’approche non confessionnelle des croyances et de leurs effets, ne perd ni de son actualité, ni de sa pertinence. Nos confrères des médias généralistes en ont pris conscience et traitent beaucoup plus abondamment que par le passé les sujets liés aux religions.

Un site spécialisé comme le nôtre n’a pas vraiment d’équivalent en France ou en Europe. Aux Etats-Unis, les deux titres qui s’en rapprochent , Religion News Service et Religion Dispatches, sont financés par des fondations universitaires. Un modèle qui devrait faire réfléchir en France : si une information est utile socialement mais non viable économiquement, il serait souhaitable que des structures à but non lucratif puissent en assurer l’existence. Et la signataire de ces lignes n’a pas le moindre doute à cet égard : accroître en quantité et en qualité la couverture des questions de religion et de laïcité reste un objectif socialement utile dans le monde d’aujourd’hui, et particulièrement en France.

Comme dans les génériques de fin, il est juste de citer toutes les personnes qui ont contribué à l’histoire de Fait-religieux.com : les fondateurs, d’abord, dès 2011, Jean-Luc Pouthier, Hanène Sassi et Sophie Gherardi, rejoints très vite par Eric Azan, Litzy Briscan, Louise Gamichon, Eric Rohde, Julien Vallet, Patricia Zhou, Claire Gandanger à Strasbourg et un peu plus tard par François Desnoyers et Alexandre Lévy, notre rédacteur en chef.

Nous avons eu des collaborateurs réguliers et précieux, Yves-Marc Ajchenbaum, Lysiane Baudu, Akram Belkaïd, Anne-Charlène Bezzina, Linda Caille, Ekaterina Dvinina, Nathalie Hamou (Israël), Frédéric Hastings, Ignazio Ingrao (Vatican), Rachida Gmiz, Faker Korchane, Anne Madelin, Marie-Ange Maire Vigueur (Rome), Camille Pavy, Alix de Vogüé, Tigrane Yégavian. Des blogueurs pleins de talent : Nathalie Baravian, Marc Bayard, Simon Castéran, Eric Lebrun, Marine Quenin, Jean-Louis Schlegel.

Et les plumes qui ont fait un passage plus ou moins long : Marine Afota, Samim Akgönül, Mouloud Akkouche, Maud Amandier, Danielle André, Ange Ansour, Antoine Arjakovsky, Dominique Avon, Mohamed Bajrafil, Stephen Berkowitz, Abdennour Bidar, René Blanc, Luca Bossi, Caroline Bretones, François Burgat, Pauline Busonerat, Nicolas Cadène, Catherine Caron, Martine Cerf, Alice Chablis, Joan Charras Sancho, Arab Chih (Algérie), Claudine Fiuza, Ludovic Clerima, Brice Couturier, Jérôme Cristiani, Floriane Degan, Karima Dirèche, Anne Dory, Rachida El-Mokhtari, Carine Elkouby, Jeanne Estrapade, Philippe Gaudin, Mariachiara Giorda, Antoine Gosse, Sévrin Graveleau, Thomas Grossmann, Jean-Philippe Gunet, Adnan Ibrahim, Gabrielle Hardy-Enngelson, Aïda Kekli, Adrien Larelle, Hugo Le Picard, Marie Lopez, Fabien Leone, Anne Madelin, Pascal Maguesyan, Raphy Marciano, Félix Marquardt, Mathieu Martinière, Olivier Mongin, Claude Nataf, Solange Nuizière, Alice Papin, Louise Piguet, Tristan Pouthier, Samuel Pruvot, Anna Ravix, Patrice Rolland, Laurent Réveilhac, Patrick Sbalchiero, Jean-Philippe Schreiber, Elise Saint-Jullian, Katia Scifo, Julia Sei, Michel Serfaty, Nadia Sweeny, Ingrid Therwath, Paul Thibaud, Louis Thubert, André Vauchez, Caroline Vigent, Caspar Visser’t Hooft, Suzi Vieira, Michel Warschawski.

Et un média, ce ne sont pas que des journalistes. Combien ont été importants, chacun à sa façon, Katia Huguet, Erwin Calvez, Sasha Cohen, Yann Gibert, Roxane Lesecq, Geoffrey Marcellot, Pascal Roux, et auparavant Pierre-Marie Bernard, Martine Cohen, Christophe Cornu, Claire Giudicenti, Lola Petit, Anne Serin-Reyl.

Citons aussi des institutions de la presse : l’AFP pour sa couverture et ses magnifiques photos, nos partenaires Eglises d’Asie, Toute la culture, Toutéduc et Zaman France. Sans oublier Myeurop-info.

Si quelqu’un a été oublié, qu’il ne s’en offusque pas. L’oeuvre a été collective, les remerciements le sont aussi. Sur Internet, l’information ne meurt jamais, elle s’endort. Fait-religieux.com entre donc en sommeil, pour un temps indéterminé.

Sophie Gherardi

le 30.06.2015 à 15:09
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Internet et religion : quelques clefs pour un décryptage

InternetetReligion

Depuis une trentaine d’années seulement, on ne cesse de répéter que l’Internet a profondément transformé le paysage culturel des sociétés. Mais en quoi et jusqu’à quel point ? Sous couvert de « révolution digitale »,  les théories les plus fantaisistes ont été avancées, annonçant l’avènement d’une « nouvelle ère » pour les sociétés et pour les cultures. Mais qu’en est-il pour les religions, que Georges Balandier avait, il y a déjà trente ans, qualifié d’institutions parmi les plus résistantes à la modernité et à la mondialisation ?  Depuis le début des années 2010, les dits « réseaux sociaux »,  et de manière plus générale l’Internet ont été pointés du doigt pour leur rôle dans l’intense travail missionnaire dont les mouvances musulmanes radicales (dans l’appel au djihad) mais aussi chrétiennes (le prosélytisme des groupements évangéliques) représentent l’expression la plus visible – et la plus problématique : les événements récents sont venus tragiquement le confirmer.

Vecteur des idées fondamentalistes et de l’extrémisme religieux, l’Internet ? Le contraire aurait été étonnant, considérant que le réseau électronique est par excellence, une caisse de résonance aux pensées alternatives (celles du « complot ») et un espace de communication alternatif aux groupes minoritaires. Mais on ne saurait limiter toutefois le propos à ces aspects les plus saillants par leur caractère spectaculaire : ils restent marginaux dans un univers électronique où les manifestations du religieux sont nombreuses et complexes. Cet article entend proposer quelques éléments de décryptage  d’un tableau brossé à très grands traits et sans prétention à l’exhaustivité.

S’il est d’abord une évidence, c’est que le religieux se présente sur Internet sous des formes dispersées et d’abord sous la forme relativement neutre d’une esthétique visuelle renvoyant massivement à des traditions exotiques pour l’usager : les nombreux jeux en ligne empruntent à la magie offensive, au mana, à des entités surnaturelles venues d’inframondes, d’armées de démons, bref, de symboles « païens » ou de références explicites aux monothéismes dans les temps médiévaux et baroques, qui nourrissent un imaginaire gothique très en vogue sur la toile. Mais les dieux dans les jeux online ne sont qu’une forme métaphorisée des dieux sur le net, qui désignent cette fois l’engagement concret des groupes religieux dans le monde virtuel.

Accusées de participer d’une aliénation de l’homme par la machine, les Nouvelles Technologies ont fini par s’inscrire dans la culture et certains n’hésitent pas à comparer l’Internet à de la religion en vertu d’une identique capacité de création de virtualités qui sont pourtant plus réelles que la réalité : à l’image d’une noosphère moderne (après Teilhard de Chardin) ou d’une Gaïa technologique que n’aurait pas renié Lovelock, certains n’ont pas hésité à voir dans l’Internet bien plus qu’un réseau collectif, une entité supra-collective dotée de sa propre volonté, un deus in machinaen quelque sorte. Hypothèse hasardeuse, mais qui ne rend pas compte de la réalité : celle des appropriations de l’Internet par des groupes religieux.

D’abord et parce qu’elles ne sont neutres que d’un point de vue strictement matériel, les technologies de l’information électronique font l’objet d’une évaluation morale par les religions : sont-elles réellement adaptées aux messages religieux et symboles sacrés qui ont, durant des siècles, empruntés d’autres circuits et supports de communication ? Internet et les autres moyens d’information et de communication s’inscrivent, comme l’a montré Régis Debray dans un ouvrage très documenté mais parfois parsemé de jugements de valeurs (Dieu, un itinéraire, paru en 2001) dans une histoire longue, celle des médias qui, des peintures pariétales jusqu’à la connectivité électronique actuelle, en passant par l’écriture cursive, l’architecture ornementale, l’imprimerie, la télévision et le cinéma… dont la révolution digitale n’en figure qu’une étape finale, amenant ses propres mutations : la virtualité communicationnelle et l’ultra connectivité que les religions sont peu ou prou obligées d’adopter si elles veulent proliférer ou simplement survivre.

Ce qui amène à un premier – et pour le moins attendu – domaine de réflexion et d’investigation, en l’occurrence les manières dont les communautés religieuses s’approprient une technologie qui est en premier lieu susceptible de véhiculer des messages, symboles et images profanes, pour ne pas dire profanatrices. La pornographie emprunte en effet de mêmes réseaux électroniques que ceux des religions et outre ce danger de pollution symbolique, l’usage d’Internet est susceptible de détourner des normes morales et praxéologiques : il y a quinze ans, les moines chrétiens et bouddhistes doutaient de leur droit à « surfer » et si oui, devaient-il le faire à des fins privées ou institutionnelles ? Depuis, les cyber-temples et les sites officiels des grandes religions se sont multipliés, dont les grandes confessions du monde entendent désormais moraliser le monde grâce aux NTIC.

On se trouve ici dans le premier cas de figure de ce que le chercheur canadien Christopher Helland appelle des « religions online » : religions qui existent historiquement et ont intégré l’usage de l’Internet dans leurs stratégies de survie. Mais la religion sur Internet, c’est aussi tout un monde de créativité hors de ces cadres attendus : l’invention de cultes virtuels ou virtualisés, dont beaucoup participent de l’extension, sur la toile, de ces que les sciences sociales ont désigné comme des « cultes » ou des « sectes », c’est-à-dire des organisations parareligieuses (« spirituelles ») aux liens lâches et à la théologie fluctuante (mélangeant les références à la nébuleuse New Age, aux traditions ésotériques occidentales et aux « sagesses » orientales), alors que d’autres (moins nombreuses) sont de pures inventions, cultes parodiques qui miment les religions existantes (la Church of the Flying Spaghetti Monster apparait à ce titre comme un modèle-étalon de la religion virtuelle fictive). Il s’agit là des « online religions » dans l’acception de Helland, qui n’ont de principal régime d’existence que virtuel.

L’internet c’est enfin et surtout un foisonnement de rapports particuliers qui se tissent entre des individus (usagers) et des ressources religieuses, sans nécessairement passer par des institutions ni susciter aucune effusion ressemblant à de la croyance ou de la foi. Avec le développement des technologies de l’information et de la communication, le religieux se transforme aussi en ressource  informationnelle : une approche profane et souvent laïque qui passe par la consultation des nombreuses sources scripturaires en ligne (les textes sacrés des traditions de l’histoire), et quelques sites d’information sur le religieux (qui hiérarchisent un peu plus les données à disposition), les technologies « connectent » (« relient », donc, au sens du religio classique) les individus à des objets de croyance selon les modalités techniques variées (sites web, flux RSS, communication immédiate de type twitter©, réseaux sociaux de type facebook©) et des effets qui ne le sont pas moins.

La surprise vient de ce que ces connections (forcément) individuelles ne génèrent pas nécessairement ce qu’il est convenu de regrouper sous la tutelle conjointe de l’individualisation, de la déterritorialisation ou de la « détraditionalisation » (déculturation) des religions : si ces phénomènes sont bien sûr observables dans des segments d’usagers qui se constituent des « religions à la carte » (pour paraphraser le sociologue français Jean-Louis Schlegel) au gré du surf, en fonction du stock d’informations religieuses à disposition, et des intentions des usagers (qui « piochent » et « bricolent »), d’autres catégories de connectés se retrouvent quant à eux dans une quête (avouée ou pas) de liens communautaires (médiatisés par les techniques) qui les amènent intentionnellement à s’inscrire dans des « communautés », qui ne sont plus des paroisses, confréries, ou assemblées, mais des communautés virtuelles, aux normes souvent plus souples et à la participation plus sporadique que leurs modèles de références – et pour autant, ce sont là des communautés morales et sociales, un cadre presque traditionnel du sacré, s’il n’était médiatisé par la mise en abîme du virtuel et médiatisé par un écran…

Ainsi, à partir de ces courts mais significatifs exemples de religions métaphorisées par l’esthétique du jeu en ligne, grandes religions poussées à investir le web pour s’acclimater de l’ultramodernité et de la mondialisation, religions alternatives et minoritaires qui  s’approprient  à dessein des technologies d’information moins régulées que les grands médias classiques, religions inventées que le web fait exister comme une résistance parodique au pouvoir des cultes réels, et enfin relations au sacré et à ses formes sociales qui oscillent entre dissolution moderne et recomposition hypermoderne… se dessinent quelques-unes des formes émergées dans le vaste champ des possibles de la technologisation du religieux — et la « religionisation » des technologies informationnelles — qui reste encore à explorer.

Lionel Obadia (Université de Lyon 2 et Institut d’Etudes Avancées de Strasbourg).

Samedi 28 Mars 2015
Pour en savoir plus : http://www.o-re-la.org/

Mohammed et la naissance de l’islam

Ramadan

Le ramadan a débuté ce jeudi 18 juin. Ce mois de jeûne marque le début de la révélation du Coran au Prophète. L’occasion de rappeler qui était Mohammed et les circonstances qui ont mené à la naissance de la religion musulmane. (Par Jacqueline Chabbi, historienne arabisante et professeur honoraire des universités.)

De Mohammed, Prophète de l’islam, n’existe pas le moindre document d’époque. Il est très peu présent sous son nom dans le texte du Coran (3, 144 ; 33, 40 ; 47, 2 ; 48, 29 ; 61, 6). Par contre, on ne peut douter de sa généalogie tribale : celle des Hachémites de la tribu des Quraysh qui occupaient la cité de La Mecque au début du VIIe siècle. La pertinence historique de cette piste généalogique s’appuie sur les querelles de pouvoir qui ont déchiré l’islam pendant plus d’un siècle et demi. L’ascendance mecquoise des protagonistes ne fait aucun doute, puisque ces conflits se déroulent hors d’Arabie au vu et au su de tous. Parmi les rivaux qui s’affrontent figurent des descendants directs des deux petits-fils de Mohammed. Ceux de la branche collatérale des Abbasides accèdent au califat en 750 en écartant tous leurs rivaux. Tout le reste est à peu près problématique et doit être soumis à l’examen d’une critique rigoureuse des textes.

Quelle lecture ?

Pourtant à première vue, ce n’était pas ce à quoi on pouvait s’attendre étant donné l’abondance des sources musulmanes médiévales qui ont traité du Prophète de l’islam. Celles dites de la sîra, la « vie » du Prophète, sont les plus anciennes. Datant de la fin du VIIIe siècle et du début du suivant, elles délivrent une foule de faits et de détails sur la vie de Mohammed, de sa naissance à sa mort, ainsi que sur les circonstances de l’émergence de l’islam. Mais cette surabondance est trompeuse. Elle met sur le même plan les êtres surnaturels et les hommes, à commencer par Gabriel, le plus célèbre. Cette figure angélique est pourtant quasiment absente dans le Coran (2, 97-98 et 66, 4). C’est dire que la sîra relève de ce qu’on peut appeler une « histoire sacrée ». L’exégèse du texte coranique un peu plus tardive, comme celle de l’Iranien Tabarî (mort en 920), va évidemment dans le même sens. De ce que relate cette histoire bavarde et prolixe, il ne reste presque rien si on en revient au texte même du Coran, sinon le fait que Mohammed aurait été orphelin, yatîm (93, 6), et que ses jeunes années auraient été difficiles. Mais son Seigneur, Rabb, a pu « alléger son fardeau » et relever son crédit parmi les siens (94, 2- 4). C’est à peu près tout ce que l’on saura de personnel.

Le milieu d’origine

Il reste alors à trouver d’autres voies d’approche pour tenter de découvrir ce qu’a été l’émergence de l’islam en son temps. Un lieu, La Mecque en Arabie occidentale, située à mi-distance, tant du nord que du sud de la péninsule, soit plus d’un mois de marche au pas des caravanes. Notons d’emblée que la cité enserrée dans les hauts reliefs volcaniques qui bordent la mer Rouge se trouve à l’écart de la grande voie de communication qui remonte du Yémen. Au contraire, Médine se trouve sur le grand axe transarabique, l’ancienne Route de l’Encens. Cette grande oasis sera la cité d’exil de Mohammed à partir de 622 (date présumée) lorsqu’il sera banni par les siens (2, 191). Autre caratéristique à relever, La Mecque n’est pas une oasis. Elle doit trouver son approvisionnement à l’extérieur, notamment dans la montagne de Taëf à une soixantaine de kilomètres. La cité, déjà connue de Ptolémée au IIe siècle, naît de la découverte inopinée d’un point d’eau. L’actuel puits de Zemzem se trouve à la confluence surbaissée de plusieurs vallées sèches. De là vient sa sacralité, qui existait déjà dans le paganisme. La Ka’ba, contiguë au point d’eau, est porteuse en ses murs de pierres sacrées dont subsistent aujourd’hui la Pierre Noire à l’est et la Pierre Bienheureuse au sud. L’édifice faisait l’objet d’un culte bétylique qui se caractérisait par les tournées qui ont été conservées dans le pèlerinage musulman actuel.

L’inspiration mecquoise

Mohammed est donc un homme dans une tribu. Il va dire recevoir une inspiration divine pour avertir les siens d’un destin funeste s’ils ne réforment pas leur conduite – de moins en moins partageuse avec les faibles du groupe – et s’ils ne rendent pas un culte préférentiel au Seigneur divin qui protège la cité à la fois de la famine et des attaques de tribus hostiles (106, 3, 4). L’inspiré mecquois endosse alors un rôle qui pouvait être celui des devins locaux. Il se fait « l’avertisseur » de sa tribu (26, 214). C’est le statut qu’il garde tout au long de la période mecquoise portant aux siens la parole qu’il dit descendue sur lui, tanzîl, image qui reprend celle de la pluie tombant sur une terre desséchée pour la revivifier (15, 22). Récepteur de cette parole entendue, il a charge de la « transmettre fidèlement » aux siens. C’est le sens précis du mot arabe qur’ân qui s’étend ensuite à l’ensemble des paroles révélées pour donner le nom propre dont nous avons fait le Coran.
Envers et contre tous, Mohammed n’aura de cesse de remplir cette mission. Pourtant d’emblée, les Mecquois lui sont hostiles, le disant possédé par un djinn maléfique, madjnûn (52, 29). La réplique coranique va entraîner l’inspiré sur un terrain inattendu dans le monde tribal arabique qui était le sien, celui de l’appropriation d’une thématique allogène qui appartient au champ biblique.

On a beaucoup épilogué sur les emprunts du Coran au corpus biblique au point de ne voir parfois en lui qu’un sous-produit des corpus sacrés antérieurs. C’est oublier que tous les textes sacrés ont été emprunteurs, à commencer justement par la Bible. Les spécialistes des Antiquités du Proche et du Moyen Orient ont pu montrer tout ce qu’elle devait à la mythologie de Babylone ou à celle d’Ougarit. La thématique empruntée du Coran ne s’identifie pas d’abord en tant que telle. Elle s’introduit dans le discours pour soutenir l’argumentation contre les détracteurs qui sont menacés de la violence divine. C’est l’entrée en scène du Jugement de la tribu à la suite de l’écroulement de son monde. Des cataclysmes font voler les montagnes, qui sont le symbole même de la stabilité sur Terre, comme des flocons de laine. La courte sourate 101, l’une des premières à inaugurer cette thématique, est tout à fait caractéristique à cet égard. Les hommes dont les actions solidaires envers les faibles de la tribu ne sont pas assez nombreuses seront relégués dans un lieu de feu, séparés de leur groupe qui du coup va péricliter. Il ne s’agit pas d’un feu de flamme, comme on l’imaginera dans les exégèses postérieures, mais du feu solaire d’un désert brûlant où on souffre de la soif et où on mange comme les chameaux (88, 6 et 47, 12 – reprise médinoise).

Une coranisation des craintes

L’emprunt à l’eschatologie du châtiment est certes biblique, mais l’imagerie coranique qui se met en place est locale. On est dans un processus de coranisation qui met en scène les terreurs du sédentaire d’Arabie face à un retour forcé dans un désert terrifiant. Le Coran fait ainsi écho à la hantise locale de la dislocation des groupes de parenté. Il faut souligner en effet que la parole coranique s’adresse avant tout à des sédentaires (28, 59). Les nomades, a’râb, ne sont évoqués qu’en fin de période médinoise pour déplorer leur manque de fiabilité dans les alliances car, en grands pragmatiques, ils ne suivent que leur intérêt du moment (9, 120).

Le récit majeur de la période mecquoise est celui qui oppose la figure de Moïse à un Pharaon campé dans un rôle de tyran terrestre. Cherchant à s’égaler à Dieu, Pharaon est vaincu par la puissance insurpassable du divin (43, 51 et 40, 36). Mais rien n’y fait. La tribu mecquoise demeure sourde à tous les arguments que déploie le Coran pour la convaincre, qu’il s’agisse de donner à considérer les signes, ayât, de Dieu à travers sa Création, khalq, celle de l’homme et celle du monde créé (87, 2-5), ou encore qu’il s’agisse de donner à faire désirer les délices du paradis à travers la thématique (uniquement mecquoise) des houris (56, 22-23). Avant d’être banni de son clan par celui qui serait l’un de ses oncles – qui est maudit dans le Coran (111) – Mohammed est accusé de se faire dicter par un étranger à la tribu les récits saugrenus qu’il débite (16, 102-103).

La politique à Médine

La période médinoise va être d’une tout autre teneur. Délié de ses obligations de solidarité vis-à-vis des siens, Mohammed va pouvoir entrer dans l’action contre eux. Mais il ne faudrait pas se méprendre. Il ne s’agira pas de les anéantir, mais de les rallier. Les combats engagés – sous la forme traditionnelle des razzias tribales – ne le seront qu’à cette fin. Ils ne seront que le prélude à une négociation. À peine deux ans avant la mort en 632 de l’exilé, désormais reconnu comme prophète, elle aboutit à la prise de contrôle par Mohammed de sa ville d’origine. Sa mission première aura été remplie. La structure de pouvoir qui se met alors en place est celle d’une confédération tribale classique et non pas l’Ètat musulman primordial que l’on fantasme après coup. Il reste que l’installation de Mohammed à Médine va le confronter à une situation pour lui totalement inattendue, celle de sa rencontre avec les tribus juives locales avec leurs maîtres, ahbâr, et leurs rabbins, rabbâniyyûn (5, 63 ; 9, 34).  À La Mecque, la parole coranique ne s’était pas contentée d’emprunter une thématique d’origine biblique. Comme caution d’authenticité, elle en référait aussi aux  « Fils d’Israël ». Présentés comme les descendants du peuple de Moïse, ils étaient donnés comme confirmant, face à la tribu mecquoise dénégatrice, l’authenticité de la révélation reçue par Mohammed (26, 197 ; 10, 94).

Il va sans dire que cet israélisme mecquois se situe totalement dans l’imaginaire. La situation va évidemment être tout autre à Médine. Selon l’historiographie postérieure, cette grande oasis agricole aurait abrité cinq tribus. Trois d’entre elles auraient été juives. Installées sur place de longue date, elles étaient partie prenante dans les alliances qui géraient la coexistence entre les différents groupes tribaux. Le conflit va éclater immédiatement entre le nouveau venu et les représentants des juifs médinois. La situation était cette fois sans issue, car le problème idéologique ne pouvait se laisser résoudre par une proposition de compromis. Après des tentatives initiales de dialogue (29, 46 ; 16, 125), le Coran entre dans une polémique qui ne cesse de s’envenimer. Elle s’accompagne de malédictions et d’insultes. L’issue sera dramatique pour ces tribus. Deux d’entre elles seront bannies de la cité. Les hommes de la troisième tribu, qui aurait été la plus puissante, sont exécutés, les femmes et les enfants étant (selon l’historiographie) réduits en esclavage (33, 26). Mais cela se serait fait au nom d’une trahison tribale réelle ou présumée, donc pour un motif de pure politique tribale, et non du fait de l’opposition des juifs médinois au Coran, ce qui aurait été inconcevable à l’époque.

 

> Le Coran et la violence :

Il ne faut jamais oublier que le Coran a d’abord été un texte de paroles qui comportait des échanges violents, insultes et moqueries de part et d’autre. Certaines touchent Mohammed lui-même comme 108, 2, en période mecquoise et 63, 8, en pleine période médinoise. La thématique de la moquerie et de la raillerie est présente tout au long du Coran, qui répond sur le même ton. Mais à la parole ne répond que la parole. C’est Dieu lui-même qui se charge des adversaires de son prophète dans l’eschatologie du Jugement des actes. Ce ne sont en aucun cas des hommes qui s’y autorisent. Le verset 33 de la sourate 5 (« La récompense de ceux qui font la guerre contre Allah et Son messager, et qui s’efforcent de semer la corruption sur la terre, c’est qu’ils soient tués, ou crucifiés, ou que soient coupées leur main et leur jambe opposées, ou qu’ils soient expulsés du pays. Ce sera pour eux l’ignominie ici-bas ; et dans l’au-delà, il y aura pour eux un énorme châtiment »), récemment allégué tant par les djihadistes meurtriers que par le grand imam d’Al-Azhar, fait certes s’interroger par sa violence d’apparence d’autant plus qu’il succède au passage qui prohibe le meurtre. Si on prend la peine de remettre le passage en contexte, on s’aperçoit qu’il ne fait que reprendre mot pour mot le propos de Pharaon qui menace ses magiciens qui voudraient se rallier au dieu de Moïse (20, 71 et 7, 124). On est dans la surenchère du discours, pas dans le réel. En présence d’un texte sacré, il ne faut jamais confondre le discours et l’action.

 

> Le Coran et le christianisme :

La tradition historiographique musulmane voit des acteurs chrétiens partout : Mohammed, encore adolescent, rencontre, au sud de la Syrie, le moine Bahira qui le reconnaît comme un futur prophète ; c’est ensuite un prêtre nestorien qui authentifie à La Mecque son inspiration débutante. Le Coran ne laisse rien présumer de cela. Durant la période présumée mecquoise, l’histoire de Marie fait naître un garçon sans nom (19, 19). Jésus n’est alors nommé que dans un passage de la même sourate manifestement interpolé (19, 34). La période médinoise produit quelques récits de consonance chrétienne, par exemple une allusion probable à la Cène (5, 112). Jésus, désormais reconnu comme Fils de Marie, est nommé dans des suites de figures bibliques (4, 163 ; 6, 85 ; 33, 7) ; l’Évangile (au singulier) est dit venir à la suite de la Torah (5, 46) ; Mohammed est annoncé par Jésus sous le nom d’ahmad (61, 6). Mais, selon le Coran, être nazaréen (chrétien) ou judéen (juif), c’est la même chose (2, 135). On peut donc fortement douter qu’il y ait eu un quelconque contact direct avec un christianisme réel et organisé avant la période des conquêtes et la confrontation avec le monde byzantin.

Jacqueline Chabbi – publié le 18/06/2015

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L’islam est-il une religion violente ?

Croisades
L’islam n’a pas l’apanage de la violence. Les guerres de religion, les guerres coloniales et les guerres civiles ont été menées, elles aussi, au nom d’une croyance religieuse et d’une idéologie politique. Ce tableau représente l’armée de Saladin, qui, en 1187, défait les armées chrétiennes et reprend Jérusalem. Le siège du royaume de Jérusalem est installé à Saint-Jean-d’Acre en 1229.
En raison d’événements géopolitiques saillants qui, depuis des décennies, dominent l’actualité du monde musulman (Révolution iranienne de 1978, décennie noire algérienne, 11-Septembre, État islamique, etc.), mais aussi à cause de toute une série de biais et de deux poids-deux mesures dans la couverture médiatique et le discours politique sur l’islam, deux notions négatives sur cette religion et ses croyants se sont cristallisées dans les opinions publiques occidentales ainsi que dans de larges segments des pays à majorité musulmane, à commencer par leurs élites et diasporas libérales-sécularistes.Première notion : l’islam serait par essence une « religion de haine » qui favoriserait la violence, ou du moins qui l’encouragerait ou la tolérerait plus que les autres religions. Une grande partie de l’excitation théologique qui agite aujourd’hui nos politiciens et têtes islamiques pensantes autour d’une « réforme islamique » présentée comme urgente semble en fait largement déterminée par ce stéréotype, auquel certains, y compris parmi les meilleurs, semblent désormais céder.En France, grande est en effet la peur de ne pas passer pour un bon musulman bien républicain, bien « modéré » et bien « intégré » si l’on n’a pas le discours politiquement correct que l’Etat et ses pseudo-laïcs attendent de vous.Seconde idée, si implantée dans les esprits que l’on ne songe même pas à la vérifier : la majorité (et pour beaucoup, la quasi-totalité) des attaques terroristes dans le monde serait le fait de « jihadistes islamistes » agissant au nom de l’Islam ou de l’idée qu’ils s’en font (Al Qaïda, ISIS, « loups solitaires » ou cellules semi-autonomes à la Mohammed Merah, Frères Kouachi, etc.). Nous avons affaire ici à un consensus idéologique qui vire à un quasi-unanimisme à l’évidence éminemment néfaste pour tous les musulmans.Cette doxa délétère structure les perceptions et opinions publiques vis-à-vis de l’Islam et de ses pratiquants, souvent d’ailleurs aussi chez les musulmans eux-mêmes. Mais elle détermine également de plus en plus les politiques publiques dans un sens liberticide : surveillance-espionnage des mosquées, politiques de « contre-radicalisation », efforts étatiques d’ailleurs anti-laïques, pour forger un « Islam de France » afin de réguler, y compris théologiquement, une religion perçue comme dangereuse, récente loi renseignement,etc. Le tout dans l’hystérie et la paranoïa collective la plus complète, dans une atmosphère de panique morale médiatiquement et politiquement organisée autour d’une prétendue « menace islamiste » qui ressemble de plus en plus à une de ces orwelliennes politiques de la peur bien connues, fort pratiques pour le contrôle des populations, et calquée sur les précédentes : « Menace Rouge » (la « Red Scare » de la Guerre froide), « complot judéo-bolchévique » ou, plus récemment, « armes de destruction massive » (non existantes) de Saddam Hussein justifiant l’invasion de l’Irak.

Le problème ? Les notions sur lesquelles reposent ces perceptions collectives et entreprises politiques sont toutes factuellement fausses, sur le plan tant historique que contemporain.

Un mythe que chacun peut empiriquement démentir

Première observation : avec 1,6 milliard de musulmans dans le monde, 23 % de la population globale, si l’islam était cette religion de haine et de « barbarie » que ses opposants nous décrivent à longueur de journée, ce n’est pas une poignée d’« États faillis » (Irak, Syrie, Libye, Yémen, Nigéria) qui seraient à feu et à sang, mais l’ensemble de la planète.Force est de constater que si cette religion propage un message de haine, de violence et d’intolérance, alors, bizarrement, la quasi-totalité de ses fidèles ne semble curieusement pas entendre ce supposé message, puisqu’ils restent à 95 % ou plus parfaitement non violents.Sans même aller dans la recherche sur ce sujet (qui existe bel et bien, surtout dans le monde anglo-saxon), faites le test autour de vous : prenez tous vos collègues musulmans, amis, membres de la famille, amis de la famille, tous ceux et celles que vous connaissez de près ou de loin. Combien sont religieusement violents, combien sont terroristes ? On prend le pari : pas un(e) seul(e). Fait aisément observable qui s’applique d’ailleurs non seulement aux musulmans occidentaux mais à ceux dans les autres parties du monde, y compris la zone Afrique du Nord – Moyen-Orient.

Un mythe également démenti par l’Histoire

Dans une perspective plus objective et historique, il n’existe aucune preuve que l’islam et ses civilisations aient été plus violentes et « barbares » que, par exemple, l’Occident chrétien. A vrai dire, cela a, la plupart du temps, été le contraire.Il n’est que de rappeler l’histoire ultraviolente du catholicisme européen, avec son cortège ininterrompu d’atrocités à grande échelle, ses croisades, saintes inquisitions, massacres sans fin de juifs et autres chrétiens (Templiers, etc.), ses guerres de religion seiziémistes (70 000 tués, tous chrétiens massacrés par d’autres chrétiens) et ses entreprises coloniales aux quatre coins de la planète, des Amériques à l’Asie en passant par l’Afrique, avec leurs cohortes de massacres de masse, dont l’immense majorité reste à ce jour inconnus du grand public mis à part les quelques cas médiatisés comme Sétif.Le tout accompli par des États bien évidemment non islamiques, tant monarchiques que républicains, tant religieux que séculaires, mais avec à chaque fois les Églises chrétiennes présente pour stimuler et justifier ces horreurs, au nom de Dieu.Un exemple : quand les croisés européens capturèrent Jérusalem le 10 juillet 1099 (sur ordre du pape Urbain II et au nom de la chrétienté) , ils massacrèrent les populations juives et musulmanes, hommes, femmes et enfants, souvent après les voir torturés et coupés en morceaux, faisant des piles de têtes, jambes, pieds et mains, comme ils s’en vantent dans leurs propres récits, allant même jusqu’à remercier Dieu de leur avoir permis de massacrer les infidèles jusque dans leurs temples et mosquées, où, dit l’un d’eux, « nos chevaux pataugèrent dans le sang jusqu’aux genoux ».Par contraste, quand Saladin reconquiert Jérusalem le 2 octobre 1187, il ne commet, lui, aucun massacre de civils, épargne les populations juives et chrétiennes, et leur donne même une escorte militaire musulmane pour les accompagner jusqu’aux côtes de la Syrie et de la Palestine afin de les protéger contre des attaques de tribus locales, bandes de brigands ou marchands d’esclaves.

Plus tard, tout au long des XIXe et XXe siècles, les nations de l’Occident chrétien se distinguent par une compétition coloniale de nature impérialiste, dont l’ampleur planétaire, la durée et la brutalité restent sans équivalent dans le monde islamique, lui-même d’ailleurs objet de cette colonisation. Et en France, ces guerres de conquête, exemples types de pure « barbarie », sont bel et bien menées par et au nom de la République et de la chrétienté (la fameuse « mission civilisatrice » qui imprègne toujours les esprits de si nombreux laïcards anti-voile), avec, partout, la participation active des Églises catholiques et protestantes qui voient dans les populations africaines, asiatiques ou amérindiennes, toutes conçues comme « arriérées », autant d’opportunités d’évangélisation.

Et cette histoire-là, loin d’être ancienne, ne se termine qu’en 1962 avec l’indépendance algérienne.

Plus généralement, c’est tout le XXe siècle qui infirme la thèse d’un Islam « religion violente ». En effet, parmi les pires atrocités historiques qui pullulent tout au long de ce siècle de sang, et elles furent nombreuses, la quasi-totalité fut commise non pas par des populations musulmanes au nom de l’islam, mais par les États et peuples occidentaux.

Première et Seconde Guerres mondiales. Fascisme. Nazisme. Hitlérisme. Stalinisme. Maoïsme, et on en passe. Aucune de ces horreurs ne fut déclenchée et perpétrée par des musulmans au nom d’Allah. Toutes furent, au contraire, commises par des athées, des agnostiques ou des chrétiens. Rappelons-le encore et toujours : chaque fois que l’on propage ce mensonge d’un Islam-religion-plus-violente : l’Holocauste ne fut pas le fait de musulmans et n’eut pas lieu au Moyen-Orient, mais bien au cœur de l’Europe chrétienne.

Qui plus est, toutes ces tragédies furent bel et bien accomplies non seulement par des régimes et populations européennes (ou asiatiques dans le cas de Mao ou de Pol Pot et de ses khmers rouges) non musulmanes, mais elles le furent au nom d’idéologies qui n’avaient rien à voir avec l’islam : « mission civilisatrice » de la IIIe République, celle de Jules Ferry ; supériorité de la « race aryenne » et nécessité du Lebensraum (l’ « espace vital » du IIIe Reich) ; chrétienté (on oublie trop souvent que, par exemple, la Première Guerre mondiale eut une très forte dimension de guerre religieuse, de guerre sainte, chacun clamant que Dieu était de son côté) ; idéologies athées marxistes-léninistes, etc.

Le mythe actuel selon lequel l’islam a toujours été et reste une religion particulièrement toxique et violente, en tout cas beaucoup plus que les autres idéologies religieuses (ou pas), était déjà un mensonge au Moyen Âge. Il reste un mensonge tout au long du XIXe siècle colonial et du XXe siècle. Il ne saurait perdurer en plein XXIe siècle.

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Alain Gabon, professeur des universités aux États-Unis, dirige le programme de français à Virginia Wesleyan College (université affiliée à l’Église méthodiste de John Wesley), où il est maître de conférences. Il est l’auteur de nombreux articles sur la France contemporaine et la culture française.

Pour en savoir plus : http://www.saphirnews.com/

Géopolitique des lieux saints

Un public de 800 personnes était rassemblé le 29 avril à Marseille à l’occasion d’une table ronde consacrée au rôle croissant que tiennent les lieux saints dans les conflits en Méditerranée. Elle faisait suite à l’inauguration de l’exposition « Lieux saints partagés » au MuCEM.

Conf-mucem

Jean-Paul Chagnollaud, Régis Debray, Jacques Huntzinger, Leïla Shahid, Elie Barnavi et Dionigi Albera

À quand une grande conférence mondiale sur les religions et leur rôle dans la politique internationale, à l’instar des rendez-vous sur le climat et l’avenir de notre planète ? L’irruption du religieux dans le discours politique, l’omniprésence du sacré, la question de la souveraineté sur les lieux saints, notamment au Moyen-Orient, sont un défi pour la géopolitique. En marge de l’exposition sur les lieux saints partagés présentée au MuCEM (1) de Marseille, avait lieu, le 29 avril dernier, une table ronde sur la géopolitique des lieux saints co-organisée avec la Villa Méditerranée (2). Animée par Jacques Huntzinger, ancien ambassadeur de France, elle réunissait notamment Leïla Shahid, ancienne ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne, Elie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France, et Régis Debray, philosophe et écrivain.

« Les textes sacrés sont des auberges espagnoles »

Il existe une quarantaine de lieux saints pour les trois religions monothéistes dans le monde méditerranéen. Retenons Hébron et Bethléem pour le judaïsme, Bethléem, Nazareth, Rome ou le mont Athos pour le christianisme, La Mecque, Médine, Bagdad ou Tombouctou pour l’islam. Et, bien sûr, Jérusalem pour les trois religions. La plupart restent des lieux de partage apaisés : la synagogue de la Ghriba à Djerba (Tunisie), la basilique Notre-Dame d’Afrique à Alger… D’autres sont l’objet de divisions, à l’image du caveau des Patriarches à Hébron ou du tombeau de Rachel à Bethléem, tous deux en Palestine.

« Politique et lieux saints, c’est un cercle carré, défie d’emblée le philosophe Régis Debray. La politique, c’est le compromis ; le sacré est non marchandable, non négociable. Il est criminogène. » Un avis que partage Elie Barnavi. « Les religions monothéistes détiennent chacune une vérité, consignée dans un Livre. Tout compromis est impossible, car on n’altère pas la parole de Dieu. » Prenant l’exemple du conflit israélo-palestinien, le diplomate précise : « Pour les Juifs, on ne peut céder une parcelle du territoire d’Israël, parce qu’il appartient à Israël. La preuve, c’est écrit dans la Bible. Pour le Waqf (l’autorité qui gère les lieux saints musulmans), l’ensemble de la terre de Palestine n’appartient à personne, elle appartient à Dieu. Dès lors, personne n’a de droit sur elle. Les textes sacrés ne sont pour moi que des auberges espagnoles. »

« Il n’y a plus de partage à Jérusalem »

Alors qu’il est finalement peu question de Jérusalem dans l’exposition du MuCEM – qui propose une vision plus anthropologique que politique -, la Ville Sainte et le conflit israélo-palestinien occuperont de fait la majeure partie du débat. Une situation tragiquement symbolique et qui, depuis 48 ans, souffre de l’absence de réactions franches de la communauté internationale, déplore Leïla Shahid. L’ex-déléguée de l’Autorité palestinienne en France dénonce une instrumentalisation de la dimension religieuse. « Il ne s’agit pas d’un conflit sur les lieux saints ou sur la religion, explique Leïla Shahid. Nous sommes face à un conflit militaire, hérité d’un passé colonial. Aujourd’hui, il n’y a plus de lieux saints partagés à Jérusalem. Comment parler de partage sous occupation militaire ? La loi militaire, celle de l’occupant, prime sur tout le reste. »Officiellement, la gestion des lieux saints à Jérusalem est assurée par les autorités religieuses. Mais de fait, c’est l’armée israélienne qui intervient en cas d’incidents.

« Jérusalem est la rencontre dramatique d’une très vieille aspiration religieuse et de la notion contemporaine de souveraineté nationale », ajoute Elie Barnavi – qui corrige« occupation » par « annexion ». L’ancien ambassadeur d’Israël en France ne croit pas au« kidnapping » de la religion à des fins politiques. « Dans la plupart des cas, les fanatiques sont sincères et cette sincérité les rend dangereux. Ils se justifient par les textes sacrés. » « La montée des extrémismes religieux est la sanction de l’échec de la diplomatie dans la région, note Régis Debray. Quand les politiques ne font pas leur boulot, on se retourne vers les imams, les rabbins, les prêtres… »

Un rôle pour la France

Alors, une solution politique du partage des lieux saints est-elle envisageable ? Régis Debray imagine malicieusement l’installation du siège de l’Organisation des Nations Unies à Jérusalem. La construction de logements apporterait une solution au chômage en Palestine et la sécurité de la Ville Sainte serait logiquement assurée…

Plus réaliste, peut-être, le philosophe appelle de ses vœux un statut international des lieux saints, que pourrait présenter la France, nation des Lumières, fille aînée de l’Église. Mais de l’avis de tous les participants, seul le droit peut rassembler les opposés, la restauration d’un même droit pour tous, permettant à chacun de vivre sa foi en toute sécurité et dans le respect de l’autre.« L’exposition du MuCEM m’a réconciliée avec les fidèles, ceux qui pratiquent, confie Leïla Shahid. Elle montre que la religiosité est plus importante que la religion. Jérusalem n’est pas vouée à devenir la prochaine bombe. Mais l’enjeu n’est évidemment pas uniquement israélo-palestinien, il concerne toute la Méditerranée. Ce qui nous lie, ce sont les règles du vivre-ensemble. C’est la vocation du MuCEM et de la Villa Méditerranée. La seule solution est une séparation des Églises et de l’État. » « Il faut stériliser les religions, renchérit Elie Barnavi. C’est ce qu’on appelle la laïcité. »

Laurent Menu – publié le 20/05/2015

Pour en savoir plus : http://www.lemondedesreligions.fr/

(1) Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée

(2) http://www.villa-mediterranee.org/

Laïcité, nom(s) de Dieu(x) !

 LaîcitéNomsdeDieu

Depuis la loi de 1905 qui a instauré la séparation des Eglises et de l’Etat, la France est un pays laïque. L’Etat reste neutre, garantit la liberté de croyance comme d’athéisme, et protège la liberté de culte de chacun.

Plus récemment, il est question, dans les propos des partisans de la laïcité, de cantonner la religion, ses pratiques, ses signes extérieurs, à une « sphère privée », dont on se demande quelles peuvent bien être les frontières : domicile, page Facebook, for intérieur, cercle de famille ?

Nul n’a le droit de bloquer la circulation dans une rue par sa prière. Une seule religion doit y régner : celle de la bagnole. Nul n’a le droit, dans les administrations ni à l’école de la République, de s’affubler d’un voile, d’une jupe longue ou d’une grande barbe rituelles, d’une croix voyante autour du cou ou d’une kippa sur la tête. En revanche, des publicités de 4 mètres par 3 peuvent défigurer les abords des villes en toute impunité et les élèves de l’école publique arborer des t-shirts et des baskets siglés, griffés, qui les transforment en hommes-sandwiches. Le culte farouche de la consommation est compatible avec la République. Soit.

On l’a compris : ce sont les religions traditionnelles qui sont visées. Les religions spirituelles. Les religions religieuses. Celles dont les adeptes adorent un dieu ancien. Pourtant, à trop prétendre les mettre au ban de la société, on risque le constat d’impuissance. Car, de références à l’une ou l’autre divinité, le langage le plus courant en est truffé.

Parfaite cohérence laïcarde ?

Il en est pour mettre la laïcité au pinacle, pour chanter ses louanges avec un enthousiasme jovial ? Quelle erreur ! Le latin pinaculum désignait le faîte du Temple de Jérusalem, et l’adjectif jovial est issu de Jovis, le génitif de Jupiter, réputé pour sa bonhomie… Quant à l’enthousiasme, ce beau mot exaltant venu du grec, il signifie qu’on est animé de l’intérieur par un souffle divin.

Non, soyons clairs, pour être d’une parfaite cohérence laïcarde, il faudrait modifier notre calendrier – comme l’avait fait, du reste, la Convention nationale en instituant le calendrier républicain en 1793. Changer d’ère, car nous sommes au XXIe siècle… après Jésus-Christ. Débaptiser les jours de la semaine car si lundi n’est que le jour de la lune, mardi est celui du dieu Mars, mercredi celui du dieu Mercure, jeudi celui de Jupiter, dieu des dieux du panthéon romain, vendredi le jour de Vénus, la déesse de l’amour et samedi celui du dieu Saturne. Quant à dimanche, en latin dies dominica, c’est ni plus ni moins que le jour du Seigneur. Ceci accompli, nous devrions encore cesser de lire les partitions, d’écouter ou de jouer de la musique, et ce, chaque jour que Dieu fait, car notre façon de désigner les notes de la gamme, ut ou do, , mi, fa, sol, la, si provient en droite ligne d’un chant du VIIIe siècle, un hymne à saint Jean-Baptiste du bénédictin lombard Paul Diacre :

UT quant laxis REsonare fibris
MIra gestorum FAmuli tuorum
SOLve polluti LAbii reatum
Sancte Iohannes

(Pour que tes serviteurs fassent résonner
les prodiges de tes hauts faits
par leurs cordes vocales bien souples,
efface le péché de leurs lèvres souillées,
saint Jean.)

Le musicien italien Guido d’Arezzo, en constatant que l’hymne s’élevait à chaque vers, avait décidé d’en faire ressortir les premières syllabes et celles qui suivaient l’hémistiche pour attribuer leur nom aux sons de plus en plus haut (à noter que UT sera remplacée par DO au XVIe siècle car c’est la première syllabe de Domine, Seigneur).

Il faudrait enfin chasser de notre vocabulaire la monnaie. Son nom vient en effet par extension du surnom de la déesse Junon, Moneta (celle qui avertit, la conseillère), car la monnaie était frappée dans son temple ; abolir le bureau, ainsi baptisé à cause de la bure des moines qui recouvrait jadis les tables de travail des copistes; ne plus utiliser d’ammoniac, puisqu’il tient son nom du lieu de sa première découverte : un temple consacré au dieu Ammon, en Libye ; abandonner les éoliennes, du nom du dieu grec des vents, Eole ; interdire strictement les kyrielles de kermesses qui animent nos week-ends sur tout le territoire national, car ces deux mots viennent de la formule liturgique en grec Kyrie Eleison, gloire à Dieu ; ne plus mentionner sur les chaînes publiques d’information l’existence des kamikazes – en japonais : le vent des dieux. Et cesser d’ajouter du thym dans nos gigots, nos ratatouilles et nos bouquets garnis, car cette plante aromatique tient son nom de la racine grecque thy- qui évoque les parfums et les fumées des offrandes sacrées.

Oui, Français, encore un effort si vous voulez être laïques.

A moins qu’au contraire, nous ne le soyons tous de toute façon…

Laïc : du latin laïcus, lui-même issu du grec laos, peuple, d’où l’adjectif laikos, du peuple – opposé à klêrikos, clerc.

Laïc s’est dit longtemps de quelqu’un qui n’était ni ecclésiastique (de l’église) ni religieux. L’adjectif servait à désigner le commun des mortels, par opposition aux professionnels ou aux dignitaires, en somme. Il s’emploie aujourd’hui par opposition à ecclésiastique ou théocratique, et cause souvent des abus de langage. Les tenants de la laïcité absolue en arrivent à fonder une nouvelle religion, avec leur obsession de supprimer toute référence à une foi quelconque et tout enseignement de la vaste culture religieuse. Exemple récent : les vacances de Noël, de Pâques et de la Toussaint rebaptisées – ou plutôt renommées – tant bien que mal « vacances d’hiver, de printemps et d’automne ». Hélas, il reste plus de fêtes chrétiennes que de saisons… D’ailleurs, qui proteste contre la liberté octroyée aux mécréants autant qu’aux croyants par les congés du lundi de Pentecôte, du jeudi de l’Ascension et du 15 août qui célèbre l’Assomption de la Vierge Marie ?

Tu ne prononceras pas en vain le nom de Dieu, dit la Bible. Ni celui de la laïcité, ajoute le sage.

Sur ce, je vous laisse à vos réflexions. Salut ! Adieu ! et Goodbye ! (en vieil anglais : God be with you…)

 

Sophie Cherer

PUBLIÉ LE 05/05/2015 À 15:34

Pour en savoir plus : http://www.lavie.fr/

 

Enseigner les religions à l’école

À de rares exceptions près, l’enseignement du fait religieux se heurte au manque de formation et de temps, au peu d’enthousiasme des élèves et des enseignants et à une approche biaisée de la laïcité.

 

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Le fait religieux ne fait l’objet d’aucune discipline © PHOTOPQR/L’EST REPUBLICAIN
 Les attentats de Charlie Hebdo – suivis par ceux de Copenhague et de Tunis – ont rappelé que le consensus du vivre ensemble était une construction permanente. En France, l’école est considérée comme l’un des principaux maîtres d’œuvre de ce chantier, notamment au travers de l’enseignement laïque du fait religieux. Ce qui pose, au-delà de la question des moyens, celles de la formation des professeurs et du contenu des enseignements.

L’Institut européen en sciences des religions (IESR) a été placé en première ligne du plan de formation des 1 000 formateurs proposé, entre autres mesures postCharlie, par la ministre de l’Éducation. Sa directrice, Isabelle Saint-Martin, part cependant d’un état des lieux lucide : « La formation initiale en ce qui concerne les faits religieux est insuffisante. Quant à la formation continue, elle est trop faible rapportée à la masse d’enseignants. Il y a un effort énorme à fournir. Or, cela demande de l’argent. » En conséquence, il est presque impossible de mesurer dans quelle proportion les enseignants du public sont formés à aborder le sujet en classe.

Le rapport Debray

Le rapport Debray sur « L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque », publié en 2002, proposait un module systématique pour les professeurs du premier et du second degrés. Cela n’a jamais été mis en place jusqu’au bout, si bien que la formation des enseignants reste pour le moins inégale et difficile à évaluer. Une lacune que la réforme des Écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE) n’a pas contribué à combler. Désormais, un « renforcement » de la formation des enseignants figure parmi les mesures annoncées par Najat Vallaud-Belkacem. « Renforcer, cela signifie que nous ne partons pas de rien », insiste Isabelle Saint-Martin, qui rappelle que le rapport Debray a tout de même donné une première impulsion. « C’est une marque de confiance et de respect envers le corps enseignant que de considérer que la solution n’est pas sécuritaire mais passe d’abord par la mobilisation de l’école », ajoute-t-elle.

Pour corser la situation, le fait religieux – et c’est une spécificité française – ne fait l’objet d’aucune discipline. Il est abordé au collège et au lycée de manière transversale, notamment en cours d’histoire et de français et, depuis deux ans, d’histoire des arts au niveau du brevet. Un choix perçu par la plupart des professeurs comme la garantie de ne pas laisser la religion entrer dans l’école tel un cheval de Troie. Est-ce la panacée pour autant ? Sans doute pas, d’autres obstacles surgissant en chemin.

Des programmes ultrachargés, variant au gré des réformes, et la difficulté des professeurs à cerner les enjeux avec justesse constituent autant de freins à l’enseignement du fait religieux à l’école. Derrière les témoignages recueillis se profile cependant le spectre de raisons plus profondes. Face aux réticences croissantes des familles, élèves comme parents, la mollesse du soutien institutionnel ne rassure pas les professeurs, qui se retrouvent ainsi une grenade dégoupillée entre les mains. Combien sont-ils à renoncer à aborder le fait religieux avec leur classe ?

Dans le privé

La vie difficile de cette enseignante de primaire dans une ZEP de Nîmes, où le public est en très forte majorité musulman, l’illustre. En 2008, des ateliers permettant d’aborder fait religieux et laïcité avaient été organisés avec succès mais aucun collègue n’a voulu poursuivre cette activité chronophage, avec à la clé le risque de se heurter à de pénibles résistances. Devant le nombre d’incidents – une petite fille refuse de poser pour la photo de classe, des parents envoient leur fils en sortie scolaire mais pas leur fille… –, cette jeune enseignante dit gérer le « fait religieux » au cas par cas, en comptant sur la relation personnelle établie avec les familles. On déplorera que l’équipe pédagogique de l’établissement ait refusé de nous rencontrer au motif qu’un établissement laïque ne pouvait recevoir un journal protestant. Mésinterprétation de la laïcité hélas courante !

De rares initiatives éclairent le tableau, à l’image des ateliers conduits par Céline Spery dans un collège rural aisé du Rhône. Cette dynamique professeur de français a choisi de faire réfléchir ses élèves sur la laïcité, la caricature, la défense d’une cause… « Les jeunes deviennent acteurs. Il y a de l’émulation, de l’enthousiasme dans la recherche et le travail en autonomie », se réjouit-elle.

Catholiques et protestants

Le versant privé de l’enseignement en France sous contrat avec l’État est lui aussi interpellé par les questions de formation. Pour des raisons historiques, les réponses apportées sont en majorité catholiques. Les cinq universités catholiques présentes sur le territoire français constituent, avec les ISFEC (instituts supérieurs de formation de l’enseignement catholique) et les différents instituts qui dépendent d’elles, un réseau hyperstructuré. Le cadrage national de l’enseignement catholique comprend des modules sur l’enseignement du fait religieux, jusqu’à des éléments de catéchèse. Ces orientations sont déclinées localement par les ISFEC tandis que l’organisme chargé de coordonner la formation continue, Formiris, affirme toucher près de 1 000 enseignants par an et par action de formation continue prenant en compte le fait religieux.

La formation de ses enseignants mais aussi son approche du fait religieux et, disons-le, de la religion, va contribuer à démarquer l’enseignement privé, catholique et protestant, de l’enseignement public. Dans les établissements sous contrat, le fait religieux sera bien sûr abordé de manière transversale mais aussi au travers d’un cours dédié. Dans chaque cas, le grand atout des professeurs sera leur forte conscience des enjeux sociétaux qu’implique leur cours et leur absence de complexes. En effet, ils n’ont à s’interroger ni sur leur légitimité ni sur l’intérêt d’aborder le fait religieux. « Pour atteindre une meilleure compréhension du monde qui nous entoure, chaque religion est un pont au-dessus du précipice du doute et aucune ne s’impose par rapport à une autre », résume Guy Mielcarek, proviseur du gymnase Jean-Sturm (collège et lycée à Strasbourg).

Cet horaire spécifique dédié aux questions religieuses soulève cependant la question de la frontière entre transmission d’une connaissance et transmission d’une religion. Parfois présenté comme non catéchétique – c’est notamment le cas dans les établissements protestants interrogés –, comment imaginer qu’il ne soit pas marqué par la confession affichée par l’établissement ? Dans la sphère éducative protestante, ce sont d’ailleurs des pasteurs et des théologiens – ou des intervenants recrutés et formés par l’UEPAL en Alsace-Lorraine – qui en sont chargés. C’est le cas, par exemple, d’Isabelle et Stéphane Hervé au cours Bernard-Palissy (collège et lycée en région parisienne). Tous deux pasteurs, ils ont la responsabilité d’un cours qui tient plus de l’histoire que de la religion mais qui accorde une importance centrale à la Réforme. Leur programme fait aussi la part belle à l’œuvre de Khalil Gibran, sans oublier des personnalités telles qu’Anne Frank ou Nelson Mandela. L’important est d’apprendre à penser. « On construit un meuble à tiroirs qui permettra aux élèves de classer les informations qu’ils recevront au cours de leur vie », explique Isabelle Hervé. La démarche, ainsi expliquée aux parents, bénéficie de l’adhésion d’un public en majorité très éloigné de la culture protestante. Au-delà de toute étiquette, c’est surtout la capacité au dialogue de l’intervenant comme de l’enseignant qui fera la différence.

Alors quand les jeunes se mettent à prendre la parole et à poser des questions, comme le rapporte Isabelle Hervé, c’est bon signe.

Jouer pour découvrir la laïcité et les faits religieux

« Enquête » (www.enquete.asso.fr) vient de recevoir l’agrément du ministère de l’Éducation nationale. L’association, qui propose des outils ludiques de découverte de la laïcité et des faits religieux destinés aux élèves, a pour vocation de permettre aux enfants de mieux comprendre le monde dans lequel ils évoluent et de favoriser une coexistence apaisée des différentes convictions religieuses ou areligieuses.

Violaine Laprononcière, enseignante en histoire-géographie dans un collège de Vénissieux, a fait appel à l’un de ces nouveaux matériels, « L’arbre à défis », pour introduire le cours sur la naissance des premiers monothéismes dispensé en 6e. Le jeu, « à la fois compétitif et collaboratif », lui a permis de parler des objets religieux, des lieux de culte, de leurs adeptes et de ce qu’est la laïcité. Au fil des réponses aux questions vrai/faux, des définitions à trouver et autres devinettes, le tronc de l’arbre se garnit de feuilles.

Aux côtés de différents travaux sur la tolérance et la laïcité, ce jeu a contribué à faire vivre la charte de la laïcité affichée dans l’école, dont les termes étaient restés abstraits pour les élèves.

« Ils ont acquis une méthodologie. Nous y avons consacré une heure une semaine sur deux, mais c’est autant de temps gagné lorsque nous aborderons le cours sur les monothéismes », explique la jeune enseignante. Et d’insister : « Les enfants sont demandeurs et, en 6e, ils sont encore à un âge où ils prennent ce que le professeur leur dit. En plus, ils sont enthousiastes ! »

Claire Bernole

25 mars 2015

Pour en savoir plus : http://reforme.net

Pour combattre le radicalisme, pas moins d’islam mais plus d’histoire

Les origines kharidjites de l’organisation de l’État islamique

Pour combattre le radicalisme, les pays de l’Union européenne devraient changer d’approche. Il est nécessaire qu’ils cessent de croire que l’on est en voie de radicalisation dès lors qu’on s’intéresse aux origines et à la nature de l’islam. De leur côté, les États où la religion musulmane est majoritaire devraient encourager la jeunesse à mieux connaître et analyser sa religion, afin de rejeter systématiquement l’islamisme radical. 

L’organisation de l’État islamique (OEI) représente-t-elle l’islam ou en est-elle une caricature maléfique  ? Cette question continue de diviser. Elle oppose ceux des Occidentaux qui soupçonnent l’islam par principe aux musulmans indignés par l’OEI. Le débat fait également rage sur le front de la politique intérieure, en Europe et aux États-Unis.

Si nous devions suivre un raisonnement linéaire, nous en conclurions, comme ceux qui s’en méfient, que l’OEI représente l’islam et défend ses valeurs. Après tout, selon cette analyse, l’OEI est composée uniquement de musulmans, prétend parler au nom de l’islam, s’est proclamée «  califat  » et cite abondamment des versets et des dogmes coraniques tout en massacrant des musulmans et des religieux, en décapitant des Occidentaux, en démolissant des lieux de culte et des monuments historiques et en forçant des femmes et des jeunes filles à la prostitution et à l’esclavage. En outre, la doctrine et le militantisme violents du califat auto-proclamé du XXIe siècle ne sont-ils pas sans précédent historique  ? Ne raniment-ils pas des pans entiers du passé islamique  ?

Ce genre de raisonnement oublie un fait très simple : il ne suffit pas qu’une chose appartienne au passé pour devenir «  vraie  » ou «  authentique  ». Le passé ressuscité par l’OEI n’est pas «  l’islam véritable  », inaltéré par la réforme moderne. C’est seulement un épisode du passé islamique, qui était déjà très loin du système de croyances et de pratiques de l’islam normatif.

«  Vrais  » croyants, kafirs et idolâtres

En fait, l’OEI est la copie conforme du mouvement des kharidjites du VIIe siècle1, en particulier de leur branche radicale, les azraqites, disciples de Nafi Al-Azraq. Les azraqites furent les premiers dans l’histoire musulmane à terroriser les masses par des actes violents et abominables. Ils furent les premiers à séparer les «  vrais  » musulmans de ceux qui, selon eux, ne l’étaient que de nom. Cette distinction entraîne la violence, et ce n’est pas une coïncidence si les azraqites ont été les premiers terroristes de l’islam. Il va sans dire qu’ils se considéraient comme les seuls vrais croyants, et leur camp comme le centre de l’islam. En dehors d’eux, il n’y avait que des musulmans de nom, qui mettaient en danger la pureté de la religion. Pour faire cette distinction, les kharidjites employaient la dichotomie coranique de mou’min (croyant) opposé à kafir, (infidèle). Mais pour eux un kafir était un hérétique, pas simplement un non-croyant comme ce qu’indique le Coran.

Les azraqites sont allés encore plus loin en déclarant que les musulmans non kharidjites étaient moushrik —, coupables du péché impardonnable d’idolâtrie. Les azraqites décrétèrent par ailleurs qu’un seul péché suffisait à excommunier un musulman, ce qui va à l’encontre de la doctrine coranique sur les péchés. Il était légal pour eux de tuer tout homme désigné comme mécréant, de détruire ses biens et de massacrer ou d’asservir ses femmes et ses enfants. Les azraqites ont dénoncé les prophètes du passé comme hérétiques et leur propre contemporain, le calife Ali, cousin du prophète Mohammed, comme pécheur, avant de l’assassiner. Un certain nombre d’azraqites ont aussi pratiqué l’istirad : obliger quelqu’un, à la point du sabre, à adhérer à la doctrine défendue par le mouvement. Le choix était simple : la soumission à la conception azraqite de l’islam ou la mort. Ils ont ainsi jeté les bases de l’islam radical, qui va du wahhabisme du XVIIIe siècle jusqu’au terrorisme islamiste radical d’aujourd’hui. Il faut noter au passage que la religion servait plutôt de couverture à une entreprise politique : il s’agissait de prendre le pouvoir en se présentant comme les dirigeants légitimes de l’oumma — la communauté des musulmans.

Difficile de ne pas voir les similitudes entre l’OEI et les azraqites. En proclamant le califat, elle envoie bien plus qu’un message politique. Elle s’est autodésignée comme le foyer de l’islam, composé uniquement d’authentiques croyants. Quiconque demeure en dehors du califat est un kafir dans le sens défini par les azraqites. Tout comme les fanatiques du VIIe siècle, l’OEI estime licite de tuer tous ceux qu’elle considère comme infidèles : musulmans, non-musulmans, religieux sunnites, femmes, enfants. Il est également licite, pour l’OEI, de les asservir, de détruire leurs biens et de brûler leurs lieux de culte.

Pour les premiers théologiens islamiques, d’Ibn Hazm à Taftazani et Al-Ghazali, le terme kafir ne signifiait rien d’autre que «  non-croyant  », et il suffisait de se déclarer croyant pour être considéré comme tel. De nombreuses écoles de la pensée islamique professent que la foi est une conviction intime et que son siège est le cœur. Dieu seul peut connaître le cœur d’une personne. Même les prophètes ne peuvent ni ne doivent séparer les vrais musulmans des musulmans de nom. Ceci est dit clairement dans un hadith. Pour répondre à un homme qui en accusait d’autres de professer ce qui n’était pas dans leur cœur, le prophète Mohammed a dit : «  Je vous assure que je n’ai pas été envoyé afin de disséquer le cœur des hommes.  » Vis-à-vis des non-croyants, la doctrine islamique est sans équivoque : elle interdit formellement d’attenter à leur vie, sauf en cas de légitime défense. En outre, il n’y a pas de foi sans liberté de choix2. Croire doit être un acte volontaire.

Déradicaliser qui  ?

L’OEI viole tous ces préceptes, qui attribuent à Dieu une autorité absolue et dotent ainsi l’individu d’autonomie morale et de la liberté de choix. Reconnaître que l’OEI n’incarne pas l’islam mais sa perversion n’est pas seulement un exercice intellectuel destiné à défendre l’islam. C’est aussi une démarche très pratique, qui a des conséquences sur les programmes de déradicalisation.

Au début des années 2000, les pays de l’Union européenne se sont d’abord concentrés sur la répression et la protection de la population contre les attentats terroristes. Devant le défi posé par la montée de la radicalisation, on a ensuite mis en place la «  déradicalisation  ». Il s’agit d’agir en amont, en empêchant le recrutement de jeunes musulmans pour la cause terroriste. Cela va dans le bon sens, mais il y a toutefois un problème majeur. Les pays de l’Union européenne ont tendance à associer radicalisme et islam. N’importe quel musulman pratiquant ou pieux, jeune homme ou jeune femme, devient un-e terroriste en puissance. Selon cette vision fausse, pour déradicaliser la jeunesse musulmane, il faudrait la «  dé-islamiser  ».

Prenons le cas de la France, pays qui a la plus forte population musulmane d’Europe. Il y a quelques mois, l’académie de Poitiers a élaboré un document listant les indicateurs individuels d’une radicalisation musulmane3. Parmi ces signes : la perte de poids due au jeûne du ramadan, le refus du tatouage, le port d’une barbe longue et l’adoption d’une tenue musulmane. De simples éléments de la pratique religieuse sont décrits comme des signes de radicalisation. Cette approche porte atteinte aux libertés individuelles, à la liberté de pensée et au pluralisme religieux. Elle viole les principes de la laïcité en conférant à l’État le droit de dire jusqu’à quel point on peut être religieux.

Autre signe de radicalisation possible, selon ce même document : le sujet s’intéresse à l’histoire de l’islam, à ses origines et à sa nature. Une affirmation encore plus dangereuse que les précédentes. Essayer de mieux comprendre le message de l’islam, ce n’est pas une cause de radicalisation. Au contraire, c’est précisément le déclin de la réflexion personnelle et de la pensée critique vis-à-vis de la religion dans les sociétés musulmanes qui a fait le lit du radicalisme.

Pour combattre le radicalisme, il nous faut renouveler la réflexion personnelle sur l’islam. On ne peut se satisfaire d’un savoir transmis d’en haut, que ce soit par l’État ou par des communautés autoritaires. Paradoxalement, la montée de l’OEI a eu un effet très constructif : elle a finalement suscité chez les musulmans une prise de conscience individuelle et collective de la nécessité de mieux connaître leur religion, ce qui leur permet de rejeter systématiquement l’islamisme radical. Il est crucial de soutenir cet intérêt et de le canaliser dans la bonne direction pour que la jeunesse musulmane s’approprie une véritable connaissance de l’islam. Cet intérêt croissant donne au monde une excellente occasion de tuer dans l’œuf le radicalisme, et à l’Europe de s’attaquer à la question de la déradicalisation sans enfreindre ses propres principes démocratiques. À moins bien sûr que des politiques motivées par l’islamophobie ne lui coupent l’herbe sous le pied.

Neslihan Çevik

Chercheure post-doctorante associée à l’Institut des hautes études de la culture, université de Virginie.
Membre du corps professoral au Centre de recherche des études post-coloniales, université Üsküdar d’Istanbul.

1NDLR. «  Ceux qui sortent  », l’une des premières dissidences dans l’islam.

2«  Critical spirit of Islam against the mass insanity of ISIS  », Daily Sabah, 23 octobre 2014.

3Hanan Ben Rhouma, «  Lutte contre la “radicalisation” : quand l’Éducation nationale construit le problème musulman  », SaphirNews, 24 novembre 2014.

 

Pour en savoir plus : http://orientxxi.info