Pour en finir (vraiment) avec le terrorisme

Geopolitique-BernardGuetta

Les attentats de Tunis et de Sanaa viennent de confirmer que les pays musulmans sont les plus touchés par les actions djihadistes contre les populations civiles. Le dernier numéro de « Manière de voir » rappelle également que, si elle permet de mobiliser l’opinion, la « guerre contre le terrorisme » contribue à l’aggravation des problèmes politiques sous-jacents, notamment au Proche-Orient.

Ce fut une bataille homérique, couverte heure par heure par tous les médias du monde. L’Organisation de l’Etat islamique (OEI), qui avait conquis Mossoul en juin 2014, poursuivait son avancée fulgurante aussi bien vers Bagdad que vers la frontière turque ; elle occupait 80 % de la ville de Kobané, en Syrie. Les combats firent rage pendant plusieurs mois. Les miliciens kurdes locaux appuyés par l’aviation américaine reçurent des armes et le soutien de quelque cent cinquante soldats envoyés par le gouvernement régional du Kurdistan d’Irak. Suivis avec passion par les télévisions occidentales, les affrontements se terminèrent début 2015 par un repli de l’OEI.

Mais qui sont ces héroïques résistants qui ont coupé une des têtes de l’hydre terroriste ? Qualifiés de manière générique de « Kurdes », ils appartiennent pour la plupart au Parti de l’union démocratique (PYD), la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Or le PKK figure depuis plus d’une décennie sur la liste des organisations terroristes dressée aussi bien par les Etats-Unis que par l’Union européenne. Ainsi, on peut être condamné à Paris pour « apologie du terrorisme » si l’on émet une opinion favorable au PKK ; mais à Kobané, leurs militants méritent toute notre admiration. Qui s’en étonnerait à l’heure où Washington et Téhéran négocient un accord historique sur le nucléaire et où le directeur du renseignement national américain transmet au Sénat un rapport dans lequel l’Iran et le Hezbollah ne sont plus désignés comme des entités terroristes qui menacent les intérêts des Etats-Unis (1) ?

Ce fut un été particulièrement agité. A Haïfa, un homme déposa une bombe sur un marché le 6 juillet ; vingt-trois personnes furent tuées et soixante-quinze blessées, en majorité des femmes et des enfants. Le 15, une attaque perpétrée à Jérusalem tua dix personnes et fit vingt-neuf blessés. Dix jours plus tard, une bombe explosa, toujours à Haïfa, faisant trente-neuf morts. Les victimes étaient toutes des civils et des Arabes. Dans la Palestine de 1938, ces actes furent revendiqués par l’Irgoun, bras armé de l’aile « révisionniste » du mouvement sioniste, qui donna à Israël deux premiers ministres : Menahem Begin et Itzhak Shamir (2).

Un concept flou

Résistants ? Combattants de la liberté ? Délinquants ? Barbares ? On sait que le qualificatif de « terroriste » est toujours appliqué à l’Autre, jamais à « nos combattants ». L’histoire nous a aussi appris que les terroristes d’hier peuvent devenir les dirigeants de demain. Est-ce étonnant ? Le terrorisme peut être défini — et les exemples du PKK et des groupes sionistes armés illustrent les ambiguïtés du concept — comme une forme d’action, pas comme une idéologie. Rien ne relie les groupes d’extrême droite italiens des années 1970, les Tigres tamouls et l’Armée républicaine irlandaise (Irish Republican Army, IRA), sans parler de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et du Congrès national africain (African National Congress, ANC), ces deux derniers dénoncés comme « terroristes » par Ronald Reagan, par Margaret Thatcher et, bien sûr, par M. Benyamin Netanyahou, dont le pays collaborait étroitement avec l’Afrique du Sud de l’apartheid (3).

Au mieux, on peut inscrire le terrorisme dans la liste des moyens militaires. Et, comme on l’a dit souvent, il est l’arme des faibles. Figure brillante de la révolution algérienne, arrêté par l’armée française en 1957, Larbi Ben Mhidi, chef de la région autonome d’Alger, fut interrogé sur la raison pour laquelle le Front de libération nationale (FLN) déposait des bombes camouflées au fond de couffins dans les cafés ou dans les lieux publics. « Donnez-nous vos avions, nous vous donnerons nos couffins », rétorqua-t-il à ses tortionnaires, qui allaient l’assassiner froidement quelques jours plus tard. La disproportion des moyens entre une guérilla et une armée régulière entraîne une disproportion du nombre des victimes. Si le Hamas et ses alliés doivent être considérés comme des « terroristes » pour avoir tué trois civils pendant la guerre de Gaza de l’été 2014, comment faut-il qualifier l’Etat d’Israël, qui en a massacré, selon les estimations les plus basses — celles de l’armée israélienne elle-même —, entre huit cents et mille, dont plusieurs centaines d’enfants ?

Au-delà de son caractère flou et indécis, l’usage du concept de terrorisme tend à dépolitiser les analyses et par là-même à rendre impossible toute compréhension des problèmes soulevés. Nous luttons contre l’« empire du Mal », affirmait le président George W. Bush devant le Congrès américain le 24 septembre 2001, ajoutant : « Ils haïssent ce qu’ils voient dans cette assemblée, un gouvernement démocratiquement élu. Leurs dirigeants se désignent eux-mêmes. Ils haïssent nos libertés : notre liberté religieuse, notre liberté de parole, notre liberté de voter et de nous réunir, d’être en désaccord les uns avec les autres. » Pour affronter le terrorisme, il n’est donc pas nécessaire de modifier les politiques américaines de guerre dans la région, de mettre un terme au calvaire des Palestiniens ; la seule solution tient à l’élimination physique du « barbare ». Si les frères Kouachi et Amedy Coulibaly, auteurs des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, sont mus fondamentalement par leur haine de la liberté d’expression, comme l’ont proclamé les principaux responsables politiques français, il est inutile de s’interroger sur les conséquences des politiques menées en Libye, au Mali et dans le Sahel. Le jour où l’Assemblée nationale rendait hommage aux victimes des attentats de janvier, elle votait d’un même élan la poursuite des opérations militaires françaises en Irak.

N’est-il pas temps de dresser le bilan de cette « guerre contre le terrorisme » en cours depuis 2001, du point de vue de ses objectifs affichés ? Selon le Global Terrorism Database de l’université du Maryland, Al-Qaida et ses filiales ont commis environ deux cents attentats par an entre 2007 et 2010. Ce nombre a augmenté de 300 % en 2013, avec six cents actes. Et nul doute que les chiffres de 2014 battront tous les records, avec la création du califat par M. Abou Bakr Al-Baghdadi (4). Qu’en est-il du nombre de terroristes ? Selon les estimations occidentales, vingt mille combattants étrangers ont rejoint l’OEI et les organisations extrémistes en Irak et en Syrie, dont trois mille quatre cents Européens. « Nick Rasmussen, le chef du Centre national de contre-terrorisme américain, a affirmé que le flot de combattants étrangers se rendant en Syrie dépasse de loin celui de ceux qui sont partis faire le djihad en Afghanistan, Pakistan, Irak, Yémen ou Somalie à un moment quelconque au cours de ces vingt dernières années (5). »

Ce bilan de la « guerre contre le terrorisme » serait bien fragmentaire s’il ne prenait en compte les désastres géopolitiques et humains. Depuis 2001, les Etats-Unis, parfois avec l’aide de leurs alliés, ont mené des guerres en Afghanistan, en Irak, en Libye et, de manière indirecte, au Pakistan, au Yémen et en Somalie. Bilan : l’Etat libyen a disparu, l’Etat irakien sombre dans le confessionnalisme et la guerre civile, le pouvoir afghan vacille, les talibans n’ont jamais été aussi puissants au Pakistan. Mme Condoleezza Rice, ancienne secrétaire d’Etat américaine, évoquait un « chaos constructif » en 2005 pour justifier la politique de l’administration Bush dans la région, annonçant des lendemains qui chanteraient l’hymne de la démocratie. Dix ans plus tard, le chaos s’est étendu à tout ce que les Etats-Unis appellent le « Grand Moyen-Orient », du Pakistan au Sahel. Et les populations ont été les premières victimes de cette utopie dont on a du mal à mesurer ce qu’elle a de constructif.

Des dizaines de milliers de civils ont été victimes des « bombardements ciblés », des drones, des commandos spéciaux, des arrestations arbitraires, des tortures sous l’égide de conseillers de la Central Intelligence Agency (CIA). Rien n’a été épargné, ni fêtes de mariage, ni cérémonies de naissance, ni funérailles, réduites en cendres par des tirs américains « ciblés ». Le journaliste Tom Engelhardt a relevé huit noces bombardées en Afghanistan, en Irak et au Yémen entre 2001 et 2013 (6). Quand elles sont évoquées en Occident, ce qui est rare, ces victimes, contrairement à celles que fait le « terrorisme », n’ont jamais de visage, jamais d’identité ; elles sont anonymes, « collatérales ». Pourtant, chacune a une famille, des frères et des sœurs, des parents. Faut-il s’étonner que leur souvenir alimente une haine grandissante contre les Etats-Unis et l’Occident ? Peut-on envisager que l’ancien président Bush soit traîné devant la Cour pénale internationale pour avoir envahi et détruit l’Irak ? Ces crimes jamais poursuivis confortent le crédit des discours les plus extrémistes dans la région.

En désignant l’ennemi comme une « menace existentielle », en le réduisant à l’« islamo-fascisme » comme l’a fait le premier ministre Manuel Valls, en évoquant une troisième guerre mondiale contre un nouveau totalitarisme héritier du fascisme et du communisme, l’Occident accorde à Al-Qaida et à l’OEI une visibilité, une notoriété, une stature comparable à celle de l’URSS, voire de l’Allemagne nazie. Il accroît artificiellement leur prestige et l’attraction qu’ils exercent sur ceux qui souhaitent résister à l’ordre imposé par des armées étrangères.

Certains dirigeants américains ont parfois des éclairs de lucidité. En octobre 2014, le secrétaire d’Etat John Kerry, célébrant avec les musulmans américains la « fête du sacrifice », déclarait en évoquant ses voyages dans la région et ses discussions concernant l’OEI : « Tous les dirigeants ont mentionné spontanément la nécessité d’essayer d’aboutir à la paix entre Israël et les Palestiniens, parce que [l’absence de paix] favorisait le recrutement [de l’OEI], la colère et les manifestations de la rue auxquels ces dirigeants devaient répondre. Il faut comprendre cette connexion avec l’humiliation et la perte de dignité (7). »

Il y aurait donc un rapport entre « terrorisme » et Palestine ? Entre la destruction de l’Irak et la poussée de l’OEI ? Entre les assassinats « ciblés » et la haine contre l’Occident ? Entre l’attentat du Bardo à Tunis, le démantèlement de la Libye et la misère des régions abandonnées de la Tunisie dont on espère, sans trop y croire, qu’elle recevra enfin une aide économique substantielle qui ne sera pas conditionnée aux recettes habituelles du Fonds monétaire international (FMI), créatrices d’injustices et de révoltes ?

Infléchir les politiques occidentales

Ancien de la CIA, excellent spécialiste de l’islam, Graham Fuller vient de publier un livre, A World Without Islam Un monde sans islam ») (8), dont il résume lui-même la conclusion principale : « Même s’il n’y avait pas eu une religion appelée islam ou un prophète nommé Mohammed, l’état des relations entre l’Occident et le Proche-Orient aujourd’hui serait plus ou moins inchangé. Cela peut paraître contre-intuitif, mais met en lumière un point essentiel : il existe une douzaine de bonnes raisons en dehors de l’islam et de la religion pour lesquelles les relations entre l’Occident et le Proche-Orient sont mauvaises (…)  : les croisades (une aventure économique, sociale et géopolitique occidentale), l’impérialisme, le colonialisme, le contrôle occidental des ressources du Proche-Orient en énergie, la mise en place de dictatures pro-occidentales, les interventions politiques et militaires occidentales sans fin, les frontières redessinées, la création par l’Occident de l’Etat d’Israël, les invasions et les guerres américaines, les politiques américaines biaisées et persistantes à l’égard de la question palestinienne, etc. Rien de tout cela n’a de rapport avec l’islam. Il est vrai que les réactions de la région sont de plus en plus formulées en termes religieux et culturels, c’est-à-dire musulmans ou islamiques. Ce n’est pas surprenant. Dans chaque grand affrontement, on cherche à défendre sa cause dans les termes moraux les plus élevés. C’est ce qu’ont fait aussi bien les croisés chrétiens que le communisme avec sa “lutte pour le prolétariat international” (9). »

Même s’il faut s’inquiéter des discours de haine propagés par certains prêcheurs musulmans radicaux, la réforme de l’islam relève de la responsabilité des croyants. En revanche, l’inflexion des politiques occidentales qui, depuis des décennies, alimentent chaos et haines nous incombe. Et dédaignons les conseils de tous ces experts de la « guerre contre le terrorisme ». Le plus écouté à Washington depuis trente ans n’est autre que M. Netanyahou, le premier ministre israélien, dont le livre Terrorism : How the West Can Win (10) prétend expliquer comment on peut en finir avec le terrorisme ; il sert de bréviaire à tous les nouveaux croisés. Ses recettes ont alimenté la « guerre de civilisation » et plongé la région dans un chaos dont tout indique qu’elle aura du mal à sortir.

par Alain Gresh, avril 2015

(1) Cf. Jack Moore, « US omits Iran and Hezbollah from terror threat list », Newsweek,New York, 16 mars 2015.

(2) Uri Avnery, « Who are the terrorists ? », article paru dans Haolam Hazeh,9 mai 1979, et reproduit dans Journal of Palestine Studies, Beyrouth, automne 1979.

(3) Lire « Regards sud-africains sur la Palestine », Le Monde diplomatique, août 2009.

(4) Cf. Gray Matter, « Where terrorism research goes wrong », International New York Times, 6 mars 2015.

(5) Associated Press, 10 février 2015.

(6) Tom Engelhardt, « Washington’s wedding album from hell », TomDispatch, 20 décembre 2013.

(7) Joseph Klein, « Kerry blames Israel for ISIS recruitment », Frontpage Mag, 23 octobre 2014.

(8) Little Brown and Co, New York, 2010.

(9) Graham E. Fuller, « Yes, it is islamic extremism — But why ? », 22 février 2015.

(10) Farrar, Straus and Giroux, New York, 1986.

Pourquoi le religieux sera au coeur du XXIe siècle

 Malraux

Dans une entrevue qu’il accordait à un journal danois en 1955, le célèbre écrivain André Malraux affirmait que la tâche du prochain siècle serait « d’y réintégrer les dieux ». Bref, que le défi du XXIe siècle serait de faire face au retour, ou mieux, à la permanence du religieux. Anticipant déjà la crise spirituelle dans laquelle serait aujourd’hui plongée la civilisation occidentale, Malraux faisait preuve d’une intuition prophétique.

L’auteur français ajoutait que le retour du religieux serait effectué d’une manière inattendue, imprévisible. Contre toute attente et malgré la montée grandissante de l’islam en Occident, on peut observer que le Dieu universel dont se sont longtemps revendiqués les monothéismes s’épuise. Subtile, mais confiante, la pluralité du sacré s’est taillé une place parmi les dinosaures idéologiques de l’Occident. L’unité de la croyance s’est effondrée. Si Dieu est mort, les dieux, eux, sont bien vivants.

Mes plus récentes réflexions m’ont conduit à constater que trois principaux facteurs pouvaient expliquer ce constat.

1. Déracinement

Dire que l’Occident vit une crise existentielle relève de l’euphémisme. Si l’islam possède des mythes fondateurs agressifs qui exhortent ses fidèles à la reconstruction de la théocratie originelle de Mahomet, il n’en demeure pas moins que l’islamisme profite d’un d’assèchement idéologique — d’un néant spirituel — qui prévaut dans la plupart des sociétés occidentales. Autrement dit, le désenchantement encourage la refondation souterraine de la religiosité.

Les jeunes disent qu’ils vivent dans une société « plate » : ils sont en manque de sensations fortes. Ils sont en quête de figures héroïques, de modèles. Certains optent alors pour des personnages de séries télévisées, d’autres, pour des prophètes ou des maîtres spirituels. Certains s’engouffrent plutôt dans une existence totalement virtuelle en incarnant des personnages moyenâgeux dans des jeux vidéo.

Les grandes idéologies qui ont fait florès au XXe siècle n’ont pas su combler l’espace qui a été laissé vacant par l’abandon des grands récits fondateurs. Le Big Bang a difficilement remplacé la Genèse et le communisme n’a pas succédé au christianisme. Des idéologies ont déployé une énergie comparable à celle des religions, mais elles ont rapidement cédé leur place aux chocs culturels et à l’hédonisme.

Paralysé en raison de son embonpoint bureaucratique, l’Occident voit ses populations souffrir d’un vaste déracinement qui les incite à replonger dans l’univers du mythe. Thème universel de tous les conservatismes, la stabilité redevient à la mode. On veut manger bio, redécouvrir les bienfaits du terroir, renouer avec une authenticité perdue. On veut afficher ses couleurs et se tatouer des idéaux. On court des kilomètres pour perdre le symbole d’une vie redondante et artificielle. On joue aux guerriers pour compenser l’absence de chaleur humaine.

2. Diversité

Le retour du religieux rime aussi avec l’expansion de la diversité culturelle dans les grandes villes. Loin de se limiter à la popularité de la cuisine du monde, le multiculturalisme agit comme un cheval de Troie qui emmène une myriade de religions étrangères. Le renouveau de l’expérience religieuse est en grande partie effectué au contact de l’altérité et de la mondialisation. On comprend les partisans de la laïcité de s’en méfier.

La Cité redevient le centre d’une effervescence spirituelle dont les formes sont aussi diversifiées que contradictoires. Dans la rue, les communautés gaies côtoient dorénavant des groupes religieux qui considèrent l’homosexualité comme un crime méritant la mort. La diversité, c’est la coexistence paradoxale de valeurs radicalement contraires. Par conséquent, la gestion du pluralisme constitue l’un des principaux défis que devront relever les États.

3. Romantisme

Le sentiment de déracinement qui règne dans nos sociétés et l’exaltation du multiculturalisme favorisent le retour du romantisme — c’est-à-dire d’un imaginaire fondé sur les sentiments, l’enracinement et le mythe. Le romantisme, c’est croire qu’il vaut mieux s’accrocher à un rêve que de sombrer dans la dépression collective.

La nouvelle sensibilité écologiste doit aussi être considérée comme une composante essentielle de cette esthétique romantique. Face à la dégradation des écosystèmes et à la perte de repères identitaires, on cherche à renouer avec une société antérieure à l’artificialisation du monde. On désire mettre fin à la société de consommation, quitte à développer un rapport positif au religieux qui en serait le remède.

De même, les derniers appels au djihad auxquels ont répondu positivement de nombreux Européens se nourrissent de ce grand vide qui a été habilement dépeint par Michel Houellebecq dans son dernier roman, Soumission. Il ne s’agit pas d’imputer à la civilisation occidentale ce qui relève bien évidemment de la violence musulmane, mais bien de constater que l’islamisme exploite à merveille cette grande désillusion.

Finalement, tous ceux et celles qui ont prédit la mort du religieux pourraient bien s’être trompés. Le religieux est bien vivant et trois mots peuvent rapidement en expliquer la recrudescence : déracinement, diversité et romantisme. Il s’agit de prendre un peu de recul pour s’en apercevoir.

Jérôme Blanchet-Gravel
Auteur du livre «Le nouveau triangle amoureux: gauche, islam et multiculturalisme»

Publication: Mis à jour:

« Le Prophète Mohammed demande de ne pas prendre les armes »

« Tout est pardonné ». La une de Charlie Hebdo, après l’attentat qui a décimé la rédaction du magazine le 7 janvier 2015, présente le Prophète Mohammed dans une posture de miséricorde. Cette attitude correspond-t-elle aux paroles et actes de Mohammed, que les djihadistes, comme les détracteurs de l’islam, présentent comme un prophète guerrier ? Éric Geoffroy, islamologue à l’université de Strasbourg, nous explique la véritable signification du djihad, très loin de la « guerre sainte » prônée par les fanatiques d’aujourd’hui.

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© Stephane Mahe / Reuters

Cette semaine, la une de Charlie Hebdo met en scène le Prophète Mohammed tenant une pancarte où il est inscrit « Tout est pardonné ». Cela va-t-il dans le sens des paroles et actes du Prophète ?

Beaucoup de paroles et d’agissements du Prophète vont dans le sens de la compassion, de la miséricorde et du pardon. Le Prophète lui-même disait : « Je suis une pure miséricorde offerte aux mondes. » Dans les hadiths, les paroles du Prophète, il est dit que toutes les créatures sont la famille de Dieu. On trouve cette compassion chez tous les prophètes, mais chez Mohammed en particulier. Les terroristes n’avaient pas à venger le Prophète, car il n’était pas dans la vengeance. Un hadith convient tout à fait aux évènements actuels : « Lorsqu’il y a des troubles ou une guerre civile, la personne assise sera en meilleure posture que celui qui sera debout. De même, celle qui marche sera en meilleure posture que celle qui s’empresse. Brisez donc vos arcs, arrachez-en les cordes et frappez le tranchant de vos épées contre un rocher. Et si un agresseur pénètre dans votre demeure, comportez-vous comme le meilleur des fils d’Adam (Abel). » Le Prophète demande donc de ne pas prendre les armes.
De même, la lapidation pour adultère n’est pas une loi islamique. Aux premiers temps de l’islam, la sharia n’existait pas. Les nouveaux musulmans s’inspiraient de la loi de Moïse. Quand certains individus venaient dénoncer un couple adultère au Prophète, celui-ci faisait tout pour ne pas écouter ce genre de témoignages. Il se détournait. Dans toute la vie du Prophète, il y a une insistance sur cette compassion universelle.

Pourquoi cite-t-on souvent le « verset du sabre » – « À l’expiration des mois sacrés, tuez les polythéistes où que vous les trouviez. Saisissez-vous d’eux, assiégez- les… » (s9.v5) – pour évoquer un Prophète « guerrier » ?

On ne peut pas citer les textes révélés sans préciser leur contexte. Cela vaut aussi pour la Bible ou encore la Bhagavad-Gita des hindous. On ne peut pas se saisir des textes sacrés sans la médiation de gens autorisés. En islam, l’accès aux textes sacrés était médiatisé par les oulémas, des théologiens qui connaissaient le contexte. Maintenant, avec Internet, on peut dire n’importe quoi en toute ignorance. Le verset en question sort d’un contexte particulier. Persécutés, le Prophète et ses compagnons avaient dû fuir à Médine. Les musulmans avaient signé une trêve avec les polythéistes de La Mecque. Mais ceux-ci ont trahi le pacte. Le Prophète attendait une révélation pour pouvoir se défendre militairement. Il a attendu 14 ans, depuis le début de la persécution à La Mecque. Ce verset arrive pour dire « Stop », pour demander aux musulmans de se défendre contre les agressions à répétition des Mecquois. D’ailleurs, on ne peut pas lire le verset 9.5 sans le suivant, le 9.6 : « Et si un de ces polythéistes demande ta protection, accorde-la lui afin qu’il écoute la parole de Dieu. Puis fais-le reconduire en lieu sûr. » Cela prouve qu’il ne faut jamais lire un verset hors contexte.

Remettre les choses dans leur contexte, est-ce aussi valable pour les juifs Banû Qurayza tués en 627 ?

Cette tribu juive, alliée aux musulmans de Médine contre les Mecquois, s’était retournée contre les musulmans lors de la bataille du Fossé (Khandaq). À la suite de quoi, les musulmans les ont assiégés et ont eu raison de leur forteresse. L’entrée en islam leur fut proposée, en vain. Afin que leur jugement soit le plus indulgent possible, le Prophète en chargea un grand ami de cette tribu juive, Sa’d ibn Mu’adh, un membre de la tribu arabe médinoise des Aws. Celui-ci fit exécuter les hommes de la tribu pour haute trahison. Le Prophète approuva cette décision. Le jugement de Sa‘d s’inscrivait en fait dans la droite ligne de la loi juive. Dans le cas d’une cité assiégée, il est dit en Deutéronome 20 : 12 : « Et lorsque le Seigneur ton Dieu l’aura livré entre tes mains, tu feras passer tous les mâles au fil de l’épée ; mais les femmes, les enfants, le bétail et tout ce qui se trouvera dans la ville, ainsi que tout son butin, tu le prendras pour toi. »
La trahison a toujours été punie de la peine de mort, dans toutes les lois de la guerre. Or, la clémence que pratiquait le Prophète jusqu’alors avait toujours joué en sa défaveur : la sauvegarde des prisonniers, à l’issue de la bataille de Badr notamment, avait failli être fatale aux musulmans lors des batailles suivantes. Cette fois, le message fut entendu, et une telle situation ne se présenta plus de son vivant.

D’où vient le concept de djihad ? Et plus précisément, dans quel contexte s’applique le djihad mineur, le djihad militaire ?

Le Prophète distingue « djihad majeur » et «djihad mineur ». Le « djihad majeur » consiste à lutter contre son ego, ses passions et ses illusions, en Dieu. Le terme arabe signifie « effort sur soi ». Le djihad doit répandre le bien. Le Prophète dit par exemple à ce propos : « Ôte un caillou du chemin pour ne pas que ça ne nuise pas aux autres. » Quant au djihad mineur, militaire, il n’est autorisé qu’en cas de légitime défense. Ainsi lors des Croisades. Quand les chrétiens prirent Jérusalem en 1099, ils tuèrent les juifs et musulmans qui y vivaient. Lorsque Saladin reprît la ville en 1187, il épargna tout le monde, croisés compris. Il s’est aussi appliqué pendant l’occupation coloniale. Lorsque l’Europe a pris les terres aux Algériens, selon les lois, le djihad pouvait être déclaré. Mais c’est tout. Le djihad ne peut consister à répandre l’islam par l’épée.

Dans ce contexte post-colonial, les djihadistes d’aujourd’hui peuvent-ils interpréter à leur manière le verset : « quiconque tuerait une personne non coupable d’un meurtre ou d’une corruption sur la terre, c’est comme s’il avait tué tous les hommes » (s5.v32). Considèrent-ils que les Occidentaux ont corrompu leurs terres et méritent donc la mort ?

Ces gens-là savent très bien communiquer. Quand ils ont effacé avec des bulldozers l’ancienne ligne de démarcation entre la Syrie et l’Irak, datant des accords Sykes-Picot de 1916, ils ont affirmé effacer le mal que l’Occident avait fait. Même revendication quand ils ont tué Hervé Gourdel en Algérie. Ils nous renvoient notre miroir : les croisades, le colonialisme, la Guerre d’Algérie, les Guerres du Golfe, la création d’Israël, le conflit israëlo-palestinien….. Ils sont dans le ressentiment vis-à- vis de l’Occident. Cela nourrit des rancoeurs au Proche-Orient. Mais les premières victimes des djihadistes sont les musulmans eux-mêmes, que ce soit au Yémen, en Irak, en Syrie, en Afghanistan. Il y a des milliers de morts. Notamment dans le conflit chiites-sunnites, qui a été attisé par les Américains en Irak. Daech joue clairement la carte antichiite. Et certains musulmans tombent dans le panneau.

Par quels référents les djihadistes s’autorisent-ils des pratiques aussi barbares que l’esclavage sexuel des femmes yézidies ?

En islam, il n’y a pas de magistère suprême. La source d’autorité est plurielle. Les fanatiques peuvent lancer une fatwa, en se référant à un avis juridique antérieur. Dans ce cas précis, ils peuvent affirmer qu’en cas de guerre, une femme qui s’offre aux combattants est récompensée. Mais, alors que l’islam prône l’équilibre, ces gens-là sont d’emblée dans l’extrémisme. Plusieurs autorités islamiques ont condamné ces actes, comme le fait de tuer des juifs et des chrétiens, actes totalement contraires à l’islam. Il ne faut pas entrer dans leur jeu. Ne pas développer de ressentiment antimusulman.

Si cela va à l’encontre des valeurs de l’islam, pourquoi ces djihadistes recherchent-ils la guerre à tout prix?

Cette logique jusqu’au-boutiste est animée par un nihilisme messianique. Ils ne sont pas les seuls. Beaucoup de musulmans, de juifs et chrétiens born-again américains, dont l’ex-président des États-Unis George W. Bush, y croient : il faut précipiter le chaos pour susciter la venue du Mahdi, du sauveur qui va préparer le retour de Jésus sur terre. Pour l’islam, Jésus n’est pas mort et va revenir à la fin des temps pour apporter le règne de la paix. Les djihadistes veulent précipiter le conflit en créant une guerre entre l’Occident et le monde musulman. Ils cherchent à attiser les haines, pour provoquer un choc des civilisations qui n’existe pas. C’est un choc des ignorances. Ces ignorances puisent leurs sources dans un malaise civilisationnel. Les gens qui commettent ces actes, comme les frères Kouachi, sont endoctrinés, mais n’ont pas de connaissance réelle de l’islam. Ils développent une culture du ressentiment envers l’Occident, la mondialisation, etc.. et ils cherchent une identité.

Que faut-il faire pour enrayer le phénomène des départs au djihad ?

Il faut créer des centres français de formation à l’islam. Ne pas laisser les gens partir se former en Arabie ou au Pakistan. La France n’a pas pris en compte le renouveau du religieux en général, de l’islam en particulier. Il y a une dizaine d’années, l’État français n’a fait aboutir aucune demande de création d’institut universitaire de formation à l’islam. Alors que le président Chirac y était favorable. La France doit réformer son rapport au religieux et au spirituel. Il faut prendre en compte le besoin de spiritualité. Beaucoup de gens, musulmans ou non, me confient qu’ils étouffent en France, car l’État nie le religieux et la spiritualité. Qu’elle soit islamique, chrétienne, juive ou autre, la spiritualité est à même de dépasser le champ horizontal du conflit. Elle apporte de la sagesse et du recul face aux évènements. Il faut bien sûr faire des lois antiterroristes. Mais il faut avant tout nourrir l’âme humaine, lui donner un sens.

Propos recueillis par Matthieu Stricot – publié le 16/01/2015

Pour en savoir plus : http://www.lemondedesreligions.fr

Où est Mahomet ?

SophieGherardi

Un numéro historique de Charlie Hebdo continue de s’arracher dans tous les kiosques de France. Historique est ici à prendre au sens littéral, dans lequel  l’histoire est ce mouvement qui transforme les hommes, les ensembles, les puissances. Cette histoire est-elle «pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot, et qui ne signifie rien», pour reprendre la tirade fameuse de Hamlet ? En tout cas, elle nous emmène tous quelque part où nous n’étions pas auparavant.

Ce vendredi 16 janvier, jour de prière pour les musulmans, des prêcheurs échauffés ont expliqué aux fidèles, de par le monde, que Charlie Hebdo, une fois encore, insultait le prophète sur sa Une. Les douze personnes massacrées le 7 janvier à l’hebdomadaire satirique pèsent peu, pour certains, face à une telle accusation. Et «la rue musulmane» a une fois de plus résonné de cris de colère contre l’Occident : des drapeaux français ont été brûlés, des instituts français incendiés, il y a eu au moins quatre morts au Niger, un photographe de l’AFP a été grièvement blessé au Pakistan.

Les intégristes ont une excuse : ils n’ont certainement pas regardé cette Une de peur d’y voir un sacrilège. S’ils osaient lever les yeux avant de lever le poing, que verraient-ils ? Un personnage en turban blanc, sur fond vert islam, la larme à l’œil et tenant une pancarte «Tout es pardonné». Où est Mahomet sur cette Une ? Rien ne dit que c’est lui. D’ailleurs on serait bien en peine de le reconnaître puisqu’il n’est jamais représenté, en tout cas dans la tradition musulmane sunnite –les Persans chiites, eux, l’ont longtemps fait figurer sur leurs exquises miniatures.

Nous sommes bien là devant un problème de représentations, sans mauvais jeu de mot. Les commentateurs de l’islam le plus rigoriste – par exemple le courant wahhabite – poussent l’interdit de la représentation de Dieu jusqu’à l’extrême : Dieu, inconnaissable, ne peut être représenté ; par transitivité, le Prophète Muhammad (Mahomet) non plus ; par extension la figure humaine non plus ; et jusqu’aux animaux, créatures de Dieu. Dans cette logique, la photographie et les vidéos, si prisées de ceux qui se proclament djihadistes, ne semblent pas très  halal. Mais le dessin est une technique très ancienne, qui existait déjà au VIIe siècle, époque à laquelle disent se référer certains «docteurs de la loi» (oulémas) pour faire valoir au XXIe siècle un iconoclasme inflexible (l’iconoclasme est la destruction des images assimilées aux idoles adorées par les païens).

Les représentations, l’Occident chrétien en a aussi. Et elles méritent tout autant d’être prises en considération, décryptées et même respectées que celles de l’Islam (avec une majuscule, pour parler de l’aire culturelle musulmane). Voilà ce qu’un œil français voir sur cette Une de Charlie Hebdo, réalisée avec un courage impressionnant par des gens épouvantés, endeuillés, parfois blessés quelques jours auparavant. Il y voit un message foncièrement fraternel. L’homme au turban blanc, un musulman standard selon les codes simplifiés du dessin de presse, loin de faire peur ou d’éloigner, rapproche par sa compassion : il pleure, et il pardonne.

Ce «Tout est pardonné» est une parole chrétienne. Il est impossible de l’ignorer, même si la miséricorde n’est pas une exclusivité chrétienne. Surgi sous le crayon de Luz dans le pire moment de souffrance, ce pardon montre que les caricaturistes, y compris les athées et les anticléricaux de Charlie Hebdo, appartiennent à cette culture chrétienne où l’injonction « pardonne à tes ennemis » est profondément inscrite dans les consciences – ou les inconscients. Là où beaucoup de musulmans, y compris en France, voient une provocation, la plupart des Français, et parmi eux des musulmans, voient un geste de réconciliation, une main tendue. Pardonner malgré notre propre colère, c’est ce qui nous est présenté comme la bonne chose à faire – tant dans l’éducation laïque que dans l’éducation religieuse.

Comme disait Catherine Nay sur Europe 1 ce samedi matin, les pays musulmans ne comprennent pas que nous ne comprenions pas ce qu’ils ressentent. De notre côté, nous ne comprenons pas qu’ils ne comprennent pas ce que nous ressentons. L’histoire est faite de ces moments. Dans notre intérêt à tous, il ne faut pas en sous-estimer le danger. En ce sens, la présence de hauts représentants musulmans ou de pays musulmans à Paris dans la marche des «Je suis Charlie», ne doit pas être ridiculisée ou minimisée. Le roi et la reine de Jordanie, les imams français ou le ministre des affaires étrangères turc, en défilant à Paris contre le terrorisme paré du nom d’Allah, ont pris, eux aussi, des risques.

Sophie Gherardi | le 17.01.2015 à 14:55
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