Il aura suffi d’un article de François Geuze « Entreprise libérée, entre imposture et communication » et surtout de la part de son auteur beaucoup de bon sens et le souci des Hommes pour faire passer l’entreprise libérée du statut de vague balayant nos organisations obsolètes, à un concept de « philosophie architecturale » dans un article écrit (en réponse ?) quelque temps après par Isaac Getz « L’entreprise libérée une question de philosophie ».
J’ai toujours considéré l’essai de Getz sur l’entreprise libérée comme une formidable attaque contre le taylorisme avec la particularité de parler d’Hommes et surtout de mettre en avant des PME apportant cette « performance de niveau mondial ». La symbolique est remarquable.
C’est là le grand paradoxe. Même si l’auteur additionne des réussites exemplaires de petites structures, voire de petites structures initiales devenues parfois des géants, son message s’adresse avant tout aux grands groupes. Les PME ne sont pas concernées par les descriptions d’Isaac Getz sur ces entreprises sclérosées par le tout contrôle, les empilements hiérarchiques les additions de procédures jusqu’aux réunions stériles.
Son dernier article paru en juin 2015 sur « Le Monde.fr » participe encore à cette confusion des genres. Il ne s’agit pas ici de l’analogie avec les architectes que les professionnels apprécieront, mais de ce dirigeant bureaucrate responsable de tous les maux de nos entreprises, auquel Getz oppose le dirigeant « libérateur ».
L’image peut paraître belle sauf que le dirigeant bureaucrate n’existe pas, en tout cas pas dans les PME, cible marketing privilégiée des promoteurs de l’entreprise libérée en France. Un entrepreneur bureaucrate disparaîtrait aussi vite que son entreprise serait créée. La seule bureaucratie dans les PME est celle imposée par l’Administration dont tout le monde est d’accord sur l’urgence de s’en libérer.
Par grand groupe, il ne faut pas comprendre une organisation supérieure à 250 personnes, taille à partir de laquelle, toujours suivant Isaac Getz, ne pouvant plus se rappeler du prénom de chacun, nous ne pourrions échanger oralement dans le respect et la confiance. Les contraintes du tout contrôle sont liées avant tout à la culture de ces géants et à leur mode d’organisation.
Les petites filiales des grands groupes ont les mêmes contraintes que leurs maisons mères. Ce n’est donc pas une question de taille, mais de culture. Plus que les paroles du dirigeant, ce sont ses actes vécus au quotidien qui déterminent la réalité de ce qu’est la culture de l’entreprise et de son impact sur les salariés. Peu importe la taille.
Isaac Getz n’est pas le seul à faire une confusion entre la gestion des grands groupes et celle des PME. L’immense majorité de ce que nous pouvons lire en provenance de consultants, experts et professeurs concernant le management fait référence aux modes d’organisations des Géants (si possible Anglo-saxons).
Nous sommes encore confrontés à un beau paradoxe, les salariés dans les PME en France y étant 4 fois plus nombreux, 7 fois si on ajoute les TPE. Serait-ce lié à l’adage :« qui peut le plus peut le moins ? » Encore faudrait-il que la tâche dans une PME y soit plus aisée ce qui est loin d’être prouvé. De toute façon, le débat ne se situe pas à ce niveau-là.
Hommes vs management
Les grands groupes ont abandonné les Hommes au nom du taylorisme ou plus proche de nous dans le temps du management par les process à travers les ERP (enterprise ressource planning) et les modes managériales plus ou moins bien mises en œuvre (cost killing, reegineering, lean…), tout ceci ayant conduit à l’exploit déplorable de mettre l’Homme au service d’un outil.
Ce mode de management et d’organisation, développé dans les années 1990, vendu par les consultants et les intégrateurs offrait l’avantage, quand bien géré, de générer un résultat prévisible en appliquant des standards efficaces, la prévisibilité du résultat d’une entreprise cotée en bourse étant plus importante que sa valeur absolue grâce au niveau de confiance apporté au marché.
La crise, les changements d’habitude de consommation, l’avènement du numérique font que ce mode d’organisation basé sur un budget à tenir ne fonctionne plus. Avant même d’être fini, le budget est déjà obsolète. En imposant à chacun des « meilleures façons de faire » via des procédures, en mettant le focus sur le contrôle des tâches, tuant la créativité et l’initiative, nous avons participé à la déresponsabilisation puis au désengagement des salariés.
Les Hommes dans les PME constituent un levier de performance clé ou dit autrement, les salariés sont source de valeur ajoutée potentielle. N’étant pas tenu par le tout contrôle et le reporting, cela se traduit par une capacité d’engagement plus forte. La responsabilisation, la confiance, le respect sont des atouts essentiels pour obtenir cet engagement supérieur, créer une énergie nouvelle.
Si le management de responsabilisation n’est pas nécessairement présent dans les PME, il leur est facilement et rapidement accessible, car il dépend essentiellement de la volonté du dirigeant, étant accepté par la grande majorité des salariés, surtout quand il s’accompagne de principes tels que le respect et la confiance. C’est non seulement une différenciation essentielle avec les grands groupes, mais surtout l’atout majeur dans la recherche d’agilité des PME.
Libérer les énergies sans exclure
Les fondements de l’entreprise libérée passent par la suppression du management intermédiaire et des fonctions support qui ne « servent à rien » et qui surtout empêcheraient les salariés de s’exprimer. L’autogestion de la libération est-elle le mode d’organisation apportant la meilleure valeur ajoutée des Hommes ?
Il serait intéressant de pouvoir en débattre. La responsabilisation est un acte inclusif. Partir du principe d’exclure une catégorie de salariés génère une contradiction qui au minimum créera un frein important jusqu’au risque de rejet et donc d’échec.
Si effectivement une organisation (petite ou grande) où l’Homme est responsabilisé implique une évolution du rôle du manager, pourquoi remettre en cause son existence dans l’entreprise dans la mesure où comme chaque collaborateur il apporterait sa propre valeur ajoutée, tournée vers la réussite de l’équipe ? Plutôt que de concentrer le potentiel des salariés responsabilisés à chercher comment se passer de leur manager, ne vaut-il pas mieux orienter cette énergie vers l’extérieur, apporter rapidement cette qualité et cette performance qui feront la différence sur le marché et les clients ?
Il n’est pas prouvé que l’autogestion des salariés de l’entreprise libérée offre au marché un meilleur potentiel de valeur qu’une organisation responsable avec un encadrement intermédiaire et des fonctions supports adaptés à cette logique de management. Le nombre de PME en France pratiquant ce management responsable et apportant une performance de niveau mondial est au moins aussi important que les quelques exemples d’entreprises libérées régulièrement cités.
Ce qui est par contre acté par les promoteurs de cette mode c’est qu’il faut beaucoup de temps pour faire évoluer la culture et l’organisation de l’entreprise libérée. Effectivement, la perte d’énergie est considérable. En se focalisant sur la suppression de son encadrement intermédiaire et la recherche d’un nouveau modèle, le dirigeant y concentre l’essentiel du potentiel d’énergie libérée par l’acte de responsabilisation.
Défaire une organisation, compenser la perte de repère lié à la mise en place de l’autogestion, pour ensuite espérer trouver la solution, on peut comprendre que cela prenne plusieurs années avec des risques d’échec significatifs. Et pour quel gain ? Le lien entre l’autogestion et l’innovation vendu par les promoteurs de la libération n’étant pas démontré (lire : « Entreprises libérées et innovation » sur « Le Cercle Les Echos »), il reste dans cette affaire beaucoup de temps et d’énergies dépensés sur une opération qui risque de se résumer en définitive à un violent cost killing.
La performance des PME : une question d’énergie
Les PME n’ont rien à gagner à copier les grands groupes dans leur réduction de structure. Leur force réside dans leur capacité à libérer rapidement cette énergie nécessaire pour faire la différence.
Responsabiliser implique bien entendu des évolutions d’organisation, des remises en causes à tous les niveaux hiérarchiques de l’entreprise et en premier lieu chez le dirigeant. L’essentiel pourtant n’est pas là. Plus que la puissance de l’énergie libérée c’est sa direction qui importe et comment elle va toucher.
Où et comment diriger cette énergie afin qu’elle permette à l’entreprise de faire la différence dans un environnement devenu structurellement changeant ? Pour quel business model ? C’est à cette question que le dirigeant devra répondre. Nous connaissons déjà une partie de la réponse. Les Hommes y feront la différence.
Par Loïc Le Morlec,
spécialiste en organisation