Ces musées arabes et turcs qui refont l’histoire

Qantaran96

 

Le salon d’apparat de la maison de l’architecte égyptien Omar El Farouk, dans l’oasis du Fayoum (Égypte).

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La mise en scène du passé possède une longue histoire dans l’architecture et la muséographie occidentales. La présence de l’histoire dans les musées et les intérieurs arabes ou turcs n’est pas moins riche. L’invention coloniale de la tradition, puis la formation des imaginaires nationaux ou régionaux, tel le panarabisme, en ont été des vecteurs privilégiés, non sans continuum de l’un à l’autre…

Egalement au sommaire…

Dans la rubrique Histoire, un éclairage original du récit fondateur de la monarchie marocaine par les Idrîssides dans lequel la numismatique pèse son poids. Un Portrait dédié à un « bilan d’étape » de l’œuvre de Jacques Berque, à l’occasion des vingt ans de sa disparition. Une promenade en texte et en images dans la Tunisie des poètes, aux antipodes du tourisme de masse, qui nous conduit de Sfax à Tunis en passant par l’archipel des Kerkennah. Deux nouvelles rubriques : un « Voyage en cuisine » dédié à l’escabèche et un « Arrêt sur photo » commenté par l’écrivain Abdelkader Djemaï. Et comme chaque trimestre, toute l’actualité artistique et littéraire du trimestre…

Pour en savoir plus : http://www.imarabe.org/

Des conflits géopolitiques sous couvert de religion

Et si les conflits du Moyen-Orient contemporain n’étaient pas de nature religieuse ? Pour l’historien et économiste libanais Georges Corm, cette approche réductrice de la géopolitique ne sert qu’à légitimer la thèse du « choc des civilisations ». Dans son livre Pour une lecture profane des conflits*, l’universitaire démontre les nombreux mécanismes qui ont permis de légitimer des guerres injustes depuis la fin de la Guerre froide. Une politique qui passe par l’instrumentalisation du religieux.

Par une lecture profane des conflits, entendez-vous vous opposer à la théorie de « choc des civilisations » ?

C’est un retour à la politologie classique, une approche des situations de guerre par une analyse multifactorielle, et non pas par une causalité unique qui serait religieuse, ethnique ou prétendument morale. La thèse du choc des civilisations est, à mon avis, une mise à jour post-moderne de la division du monde entre Sémites et Aryens, qui a provoqué l’antisémitisme effarant ayant mené au génocide des communautés juives d’Europe. Cette thèse perverse empêche de réfléchir sur les causes des conflits. Aveuglée par cette théorie du choc des civilisations, l’opinion publique peut soutenir des entreprises guerrières comme l’invasion de l’Irak, de l’Afghanistan, ou encore les interventions en Libye, en Syrie et très récemment au Yémen.

Au Moyen-Orient, le conflit sunnites-chiites est souvent mis en avant. La religion n’est-elle pas un vecteur de conflit dans cette région du monde ?

Quand le shah d’Iran était en place (1941-1979), sa politique n’était pas différente de celle du régime actuel. Pourtant, personne ne parlait d’opposition entre sunnites et chiites. Des intérêts géopolitiques se jouent aujourd’hui sous couvert de religion. Des enquêtes, publiées notamment dans The New Yorker, montrent que, suite à l’échec de l’invasion de l’Irak, les États-Unis ont décidé de provoquer des troubles entre sunnites et chiites. En créant notamment la notion de triangle chiite  Iran/Syrie/Hezbollah libanais, considéré comme l’équivalent d’un « axe du mal ». C’est très loin de la complexité des réalités de terrain, qui implique les intérêts géopolitiques des régimes turc, qatari, saoudien et israélien. La politique occidentale poursuit une ligne « sunnites contre chiites » sur le plan intérieur, et une vision « monde islamique contre monde occidental » sur un plan plus large. Il s’agit d’une approche fantaisiste : tous les gouvernements des pays musulmans sont dans l’orbite des puissances occidentales à l’exception de l’Iran, qui tente de normaliser ses relations avec les États-Unis.

Pourquoi les problèmes de religion, culture et civilisation sont si souvent invoqués pour justifier les conflits ?

Le Moyen-Orient est l’un des carrefours géopolitiques les plus importants dans le monde. C’est le principal réservoir énergétique. C’est aussi le lieu de naissance des trois monothéismes. Il est très facile d’utiliser les symboles religieux pour couvrir d’un voile les enjeux profanes purement politiques, militaires, économiques et autres désirs de puissance et d’hégémonie. Le Moyen-Orient est constitué de trois grands groupes ethniques ou nationaux : les Perses iraniens, les Turcs et les Arabes. Iraniens et Turcs ont pu hériter de structures d’empires vieilles de plusieurs siècles. En revanche, les Arabes ont été balkanisés dans diverses entités par les deux colonialismes français et anglais.

À l’heure du nationalisme arabe du président égyptien Nasser (1956-1970), la région était le théâtre d’atmosphères révolutionnaires qui menaçaient les intérêts occidentaux. L’organisation des Frères musulmans a été bien instrumentalisée afin de s’opposer à un panarabisme anti-impérialiste et tiers-mondiste qui entretenait des relations croissantes avec le bloc soviétique. Bien plus, l’instrumentalisation du religieux est devenue quasiment la politique officielle américaine pendant la Guerre froide. Zbigniew Brzezinski, conseiller du président américain Jimmy Carter de 1977 à 1981, a décidé d’organiser la mobilisation religieuse contre l’URSS. Dans l’aberrante guerre d’Afghanistan, en 1979, l’Arabie saoudite a été appuyée et financée par les États-Unis pour entraîner des milliers de jeunes Arabes, qui partaient ensuite se battre en Afghanistan. Al-Qaida est née à ce moment-là. Ces groupes de combattants ont ensuite été transportés en Bosnie, en Tchétchénie, aux Philippines, aujourd’hui dans le Xinjiang chinois… L’instrumentalisation de ces groupes mène à des organisations comme l’État islamique.

Vous parlez bien plus d’un recours au religieux que d’un « retour du religieux », expression que vous dénoncez. Pourquoi ?

Il n’y a jamais eu d’abandon du religieux dans l’Histoire du monde. Parler de retour du religieux est un ethnocentrisme européen poussé à l’extrême. Certes, la petite Europe a été relativement déchristianisée. Mais le reste du monde a conservé des liens importants avec la religion. À commencer par les États-Unis, pays fondé par des colons britanniques puritains. Le « retour du religieux » a été beaucoup invoqué pour dénoncer les dictatures marxisantes. Le philosophe allemand Léo Strauss (1899-1973) se demandait s’il ne fallait pas mieux revenir à des législations de type religieuses, après les malheurs qu’il attribuait exclusivement à la laïcité et la Révolution française, qui auraient d’après lui provoqué les deux Guerres mondiales. Accuser la Révolution française ou les philosophes des Lumières de tous les malheurs du monde est une thèse tout à fait exagérée. Pour moi, l’archétype de la guerre d’extermination, du goulag et du nazisme se trouve dans les guerres de religion.

Le raidissement des dogmes, aujourd’hui, traduit-il une nouvelle crise religieuse ?

Il ne faut pas tomber dans le piège des mouvances terroristes actuelles. Elles se réclament de trois théologiens politiques musulmans : Ibn Taymiyya (1263-1328), emprisonné par le sultan pour son extrémisme religieux ; le Pakistanais Abul a’la-Maududi (1903-1979), qui a justifié la sécession sanglante des Indiens de confession musulmane ayant donné lieu à la création de « l’État des purs » (ou Pakistan) ; et le Frère musulman égyptien Sayyid Qutb (1906-1966) qui a considéré tous les régimes politiques arabes comme « hérétiques » parce que ne respectant le principe d’une souveraineté absolue de Dieu sur les hommes. Mais la théologie musulmane, vieille de plus de treize siècles, va bien au-delà de ces trois noms et les théologiens « libéraux » sont très nombreux. Je pense qu’il y a aujourd’hui une crise des monothéismes, à cause de la manipulation du religieux. Concernant l’islam, la croyance wahhabite a été largement condamnée par la plupart des théologiens musulmans qui la considèrent beaucoup trop extrémiste. À l’origine, cette doctrine est née au XVIIIe siècle d’une simple alliance entre le prédicateur Abd al-Wahhab et la famille al Saoud aux ambitions politiques très grandes. Quand, dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’Arabie saoudite a atteint une puissance pétrolière et financière importante, le wahhabisme s’est exporté tous azimuts.

Quel rôle joue l’instrumentalisation de la mémoire dans la gestion des conflits ?

Les musulmans restés fidèles au concept de « religion du juste milieu » sont marginalisés. Aujourd’hui, les médias et les chercheurs ne s’intéressent plus à la sociologie des sociétés arabes, turques, perses… Ils se consacrent à l’étude des réseaux islamistes. C’est un islam abstrait, une méga-identité qui ne veut rien dire mais sert à stimuler cette idéologie du conflit des civilisations. On retrouve le même type de crispation, en ce qui concerne le judaïsme. De très nombreux citoyens européens ou américains de confession juive n’approuvent pas la politique d’Israël. Des groupes de religieux, comme Neturei Karta, ne reconnaissent même pas la légitimité de l’État israélien. Mais ils sont totalement marginalisés dans les médias et la recherche académique. Une autre manipulation de la mémoire est le passage de la notion d’Occident gréco-romain à la notion d’Occident judéo-chrétien. Ce coup d’État culturel n’a pas beaucoup de sens, car le christianisme s’est construit contre le judaïsme. Cette opération est destinée à réparer le traumatisme causé par l’Holocauste.

Alors que le XXe a vu, pendant un temps, triompher une vision laïque de l’ordre international, comment la religion a-t-elle pu opérer un tel retour en force ?

Jusqu’aux années 1970, la vie internationale était laïque. Les pays non-alignés basaient leur discours sur le rapport avec les deux grandes puissances. La préoccupation était le développement économique et social, l’appropriation des sciences et les technologies. Tout a basculé avec la Guerre froide. L’extension du marxisme dans les rangs de la jeunesse arabe dans les années 1950-60 était très impressionnant. De quoi inquiéter les milieux militaires et politiques occidentaux. En cherchant à réislamiser les sociétés musulmanes, la doctrine Brzezinski entendait que leurs préoccupations ne soient plus économiques ou sociales, mais théologiques.

Pourquoi la laïcité a-t-elle échoué dans le monde arabe et musulman ?

Je n’aurais pas un jugement aussi abrupt. De très larges pans de laïcité subsistent dans des pays comme la Turquie ou la Tunisie. La Syrie et l’Irak étaient largement laïcisés eux aussi. Tout comme l’Égypte dans les années 1940-1950. Il n’y a pas non plus de recul absolu. Heureusement, il existe encore des millions de musulmans arabes sans comportement religieux ostentatoire. Mais l’échec complet de l’industrialisation est associé à une expansion démographique effarante. Devant l’incapacité de trouver un emploi, la mosquée devient attirante. Toutes les ONG islamiques ont fleuri grâce au financement des monarchies et émirats du Golfe. Elles ont distribué des aides sociales, conditionnées par l’adoption d’un mode de vie religieux.

Les médias et intellectuels occidentaux ont-ils joué un rôle dans cette « réislamisation » ?

Les politologues occidentaux ont donné une crédibilité islamique à des gens comme Ibn Taymyya ou Sayyid Qutb, ainsi que Ben Laden et le soi-disant « État islamique ». Vouloir expliquer des phénomènes comme les attentats du 11 septembre 2001 ou celui de Charlie Hebdo par la religion musulmane ne fait qu’amplifier le malaise. Les organisations terroristes doivent être considérées comme telles. Si vous mobilisez des savoirs soi-disant académiques pour justifier leurs actes par la théologie musulmane, vous jouez dans leur camp et renforcez leur crédibilité. S’est-on penché sur les textes marxistes pour expliquer les crimes d’Action directe, ou de la bande à Baader ou le goulag ? Chercherions-nous dans les Évangiles une justification des Croisades ou du génocide des Indiens d’Amérique ? Non.

Pensez-vous qu’il est possible de sortir de ce cercle vicieux ?

Je ne suis pas très optimiste. À partir du moment où les médias américains et européens appellent Daesh « l’État islamique », le terrorisme s’accroît. En luttant contre Ben Laden, longtemps allié des États-Unis, on en a fait un grand héros, avec un retentissement médiatique hors-pair. Deux pays souverains ont été envahis en déployant des moyens militaires absurdes. D’autant plus que l’Irak était considéré par Ben Laden comme un État mécréant à détruire. Et ça continue avec le drame syrien. On a décidé de diaboliser Bachar el-Assad, sous prétexte de réduire un dictateur qui n’est pas dans le sillage géopolitique de l’Occident. Tout en affirmant, à côté, que des organisations comme le Front al-Nosra, pourtant classé comme terroriste, font du bon travail en Syrie. Au Yémen, on recommence à bombarder les Houthis sous prétexte qu’ils sont soutenus par l’Iran et qu’ils appartiennent à l’une des nombreuses branches du chiisme. Ces folies coûtent des milliards de dollars aux contribuables européens et américains. Comment arrêter cette machine ? Depuis 2001, il n’y a aucune demande de comptes dans les pays occidentaux. Il est temps que les démocrates se réveillent pour demander que cela cesse.

Propos recueillis par Matthieu Stricot – publié le 22/07/2015

(*) Georges Corm, Pour une lecture profane des conflits : sur le « retour du religieux » dans les conflits contemporains du Moyen-Orient, Paris, La découverte, 2015, 11 €.

Du même auteur : Pensée et politique dans le monde arabe : contextes historiques et problématiques, XIXe-XXIe siècles, Paris, La Découverte, 2015, 23 €.

Pour en savoir plus : http://www.lemondedesreligions.fr/

Comme l’uranium, le vivre-ensemble doit être enrichi

À l’initiative de la Fondation Adyan, un congrès international sur l’éducation à la citoyenneté inclusive de la diversité vient de se tenir à Beyrouth.

IDENTITÉ
À l’heure des replis identitaires et de la résurgence des systèmes totalitaires sous une forme religieuse, l’élaboration d’une nouvelle éducation à la citoyenneté apparaît indispensable et la Fondation Adyan, sous la conduite de Fadi Daou et de Nayla Tabbara, a pris depuis un certain nombre d’années l’engagement d’y contribuer.

À son initiative, un symposium international vient de se tenir à Beyrouth sur le thème de « l’éducation à la citoyenneté inclusive de la diversité (religieuse et culturelle) pour un vivre-ensemble pacifique ». L’événement était placé sous le patronage du ministre de l’Éducation nationale et a bénéficié de l’appui du gouvernement britannique. Il s’est tenu en présence d’une trentaine de participants, dont le secrétaire général adjoint de la Ligue arabe, Badreddine Alali. La conférence inaugurale du congrès a été prononcée par l’ancien ministre Tarek Mitri, directeur de l’Institut des sciences politiques et affaires internationales Issam Farès de l’AUB.

Repenser l’éducation civique

Il s’agit de repenser notre éducation civique, explique en substance Nayla Tabbara (43 ans), docteur en sciences des religions de l’École pratique des hautes études (EPHE-Paris). Une éducation à la citoyenneté inclusive de la diversité, et développant une approche critique de l’extrémisme, s’impose désormais non seulement au Liban, mais partout dans le monde. La Fondation Adyan y travaille depuis des années, en coordination avec le Centre de recherche et de développement pédagogiques (CRDP) et le ministère de l’Éducation nationale. En outre, un institut vient d’être lancé par la Fondation, pour le développement de programmes de formation, Le nouvel institut se propose comme référence dans le monde arabe concernant l’éducation à la citoyenneté interculturelle, les religions et la chose publique, et enfin les relations interreligieuses et interculturelles.

 

ENQUÊTES
Pour bien cibler son approche, la Fondation Adyan a eu recours à des études de perception des professeurs et des élèves. Ces études ont été menées par l’agence Ipsos. Ces études ont déjà donné des fruits sous la forme d’une « charte nationale » pour l’éducation à la citoyenneté, et d’un nouveau manuel pour les classes de première sur le thème « Philosophie et civilisation », qui sera utilisé pour la première fois à la prochaine rentrée scolaire. Une formation adéquate est en cours pour un certain nombre de professeurs qui vont conduire cette expérience-pilote.
« Les concepts que nous développons ne seront pas seulement pour le Liban, précise Nayla Tabbara. Nous pressentons déjà que dans des pays comme l’Irak, la Palestine, la Tunisie ou Oman, ils feront la différence. »
« Même au Liban, cette approche pourrait être modulée en fonction des régions où se fait l’apprentissage. On n’apprend pas de la même façon à Beyrouth et au Akkar », nuance-t-elle.

Un monde pluriel
« Le monde entier devient un monde pluriel, explique encore Nayla Tabbara. Une citoyenneté inclusive de la diversité s’impose désormais aussi bien en Orient qu’en Occident. En Europe, l’approche est multiculturelle. Nous voulons et nous travaillons à ce qu’elle devienne interculturelle. Un dialogue ou une communication superficielle sont apparus insuffisants. Il faut aussi travailler sur les mémoires, les aspirations profondes. »
« Au Liban, notre culture est un peu comme celle de l’Europe. Il y a coexistence, mais pas véritable connaissance de l’autre. Dans certains domaines, le travail est entièrement à refaire. Nous avons grandi avec un livre d’éducation civique où la fierté que l’on peut tirer de l’identité libanaise était absente, perdue dans les programmes »
Du discours de Nayla Tabbara, on réalise que les programmes mis en circulation étaient inspirés d’une philosophie ou d’une idéologie de l’intégration nationale, du nivellement identitaire, de la suppression de la diversité, « alors même que ce qui fait le Liban, c’est la diversité. Une philosophie politique de la participation plutôt que de la tolérance ».
« En quelque sorte, conclut Nayla Tabbara, nous restituons le Liban à lui-même, avec une connaissance de sa spécificité et de sa précieuse valeur. » La Fondation Adyan réinvente le vivre-ensemble, mais enrichi, comme l’uranium.

 

Combien s’identifient comme Libanais ?

Pour reconnaître les besoins, la Fondation Adyan a eu recours à des enquêtes Ipsos. Qu’est-ce que la citoyenneté ? Quelle est la bonne citoyenneté libanaise ? Combien de Libanais se reconnaissent d’abord dans leur identité nationale ? D’où viennent nos connaissances des autres religions ? Toutes ces questions simples – aux réponses compliquées – ont été proposées à des professeurs, comme à des élèves et étudiants. Exemple : Combien, parmi les professeurs, s’identifient d’abord comme Libanais ? Réponses : 61 % parmi les chrétiens, 62 % parmi les sunnites et… 77 % parmi les chiites ! Le reste s’identifie d’abord par sa religion (21 % chez les chrétiens), ou par sa communauté religieuse spécifique (8 % chez les chrétiens). Éclairant.

Fady NOUN | OLJ

01/05/2015

Pour en savoir plus : http://www.lorientlejour.com/

Olivier Roy : «La laïcité n’est pas une réponse au terrorisme»

Spécialiste de l’Islam et fin connaisseur du djihadisme, Olivier Roy revient sur la recomposition à l’œuvre au Proche-Orient. Concernant la France, il suggère de « réintroduire de la culture » à l’école et « d’assumer le débat dans les classes ».

 

OlivierRoy

Olivier Roy, professeur à l’Institut universitaire européen de Florence. – Thierry Meneau/Les Echos

A quelques jours du déplacement du chef de l’Etat en Arabie saoudite et près de quatre mois après les attentats à Paris, le politologue et spécialiste de l’Islam Olivier Roy revient sur la recomposition à l’œuvre au Proche-Orient. En France, il convient, selon lui, de distinguer djihadistes et musulmans fondamentalistes. Face aux premiers, « il faut du bon renseignement », dit-il, réservé sur le projet de loi du gouvernement. S’agissant des seconds, il se défie d’une « lacïcité autoritaire ». «Il faut réïntroduire de la culture » à l’école et « assumer le débat dans les classes », souligne-t-il.

Son parcours

Passionné par l’Orient depuis son premier voyage en Afghanistan, en auto-stop en 1969, Olivier Roy est, à près de soixante-six ans, professeur à l’Institut universitaire européen de Florence, où il dirige le Programme méditerranéen.
Spécialiste de l’Islam et fin connaisseur du djihadisme, cet agrégé de philosophie et docteur en sciences politiques a longtemps travaillé au CNRS.
Auteur, en 1992, de « l’Echec de l’islam politique », il a publié l’an dernier « En quête de l’Orient perdu » (Le Seuil, 2014).

 

Les attentats en France, Tunisie et Kenya indiquent-ils que les djihadistes sont devenus une menace mondiale ?

Mais c’est le cas depuis longtemps ! Depuis le 11 septembre 2001, qui marque leur irruption sur la scène médiatique. Ils peuvent frapper partout depuis les années 1990. On assiste, toutefois, à un changement qualitatif avec Daech, qui tient un territoire et ­constitue une force d’attraction considérable, par opposition à Al Qaida. Ben Laden voulait frapper dans le monde entier, mais sans chercher à tenir un pays, il n’était qu’hébergé par les talibans. Daech peut, en revanche, intégrer des milliers de volontaires de nos pays.

Daech est-il en train de réussir son projet de constitution d’un Etat islamique ?

Oui et non. Il dispose, effectivement, de certaines prérogatives étatiques, un système fiscal, judiciaire et administratif, une armée, un territoire, mais on ne sait pas très bien si cela fonctionne vraiment. Certains contacts à Raqqa affirment que Daech assure la distribution de pain, d’allocations, gère des hôpitaux, mais d’autres disent que ces derniers ne sont accessibles qu’aux combattants de Daech et leur famille, que l’électricité n’est disponible que deux heures par jour. En outre, pour Daech les frontières n’ont pas de sens : c’est un projet d’expansion illimitée ou, au minimum, de reconstitution de la communauté des croyants, la oumma, du Maroc à l’Inde, comme aux premiers siècles de l’islam. S’il ne s’étend pas continuellement, il est en échec, ce qui est le cas actuellement. En Jordanie, l’exécution d’un pilote l’a privé de toute complicité et à Damas il affronte les Palestiniens. Contrairement à ce que prétendent certains, aucun djihadiste n’est d’origine palestinienne.

Bref, l’implication de Daech dans les guerres civiles locales le gêne pour mener une guerre mondiale à l’Occident, à l’inverse de son rival nomade, Al Qaida. Daech n’a pas d’alliés et ne peut qu’échouer à terme. Ce qui ne l’empêchera pas de faire encore longtemps des dégâts.

Comment voyez-vous la recomposition en cours du Proche-Orient ?

Nous assistons au début d’une guerre de Trente Ans, par analogie à celle entre catholiques et protestants, qui a ensanglanté l’Europe au début du XVIIe siècle. L’islam est au confluent de trois crises majeures ; celle née du phénomène d’immigration massive en Occident (je ne crois pas à la thèse du « grand remplacement » mais il s’agit, quand même, d’un changement tectonique), celle née de la constitution d’Etats nations artificiels suite au démantèlement de l’empire ottoman après la Première Guerre mondiale et celle de la rivalité féroce entre l’Arabie saoudite, sunnite et arabe, et l’Iran, perse et chiite.

Une des conséquences est l’expansion du salafisme, interprétation littéraliste de la révélation, très adaptée à l’acculturation suscitée par la globalisation. On ne peut pas dire que les djihadistes, en Occident ou dans le monde arabe, n’ont « rien à voir avec l’islam », ne serait-ce que parce qu’ils s’en réclament. Mais ils ne sont ni des musulmans traditionnels ni des traditionalistes : ils se réclament d’un islam bricolé, totalement acculturé, qui rompt avec quinze siècles de tolérance. La preuve, c’est que Daech détruit des églises en Syrie et Irak : c’est donc que ces églises ont été respectées depuis la prédication de Mohamed.

Les pays occidentaux devraient-ils se résoudre à s’allier à Damas ou Téhéran face à Daech ?

Bachar al Assad n’est plus une carte, puisqu’il n’est plus en capacité d’agir. Ce n’est plus le chef d’un Etat fonctionnel, mais un seigneur de guerre parmi d’autres. L’Iran, c’est autre chose : c’est, quasiment, le seul Etat nation de la région. C’est un redoutable joueur de poker menteur, qui va encore gagner du temps et faire du chantage sur le nucléaire mais il est rationnel, il a le sens du temps long et du rapport de force. On peut discuter avec lui.

L’Arabie saoudite, elle, n’a qu’un seul ennemi : le chiisme. Ce qui la pousse à être complaisante avec les djihadistes sunnites. Elle est donc plus un problème qu’une solution.

Vous annonciez dès 1992 la mort de l’Islam politique, mais 23 ans plus tard ce cadavre a l’air encore bien actif…

En 1992 je faisais allusion seulement aux Frères Musulmans, c’est-à-dire à un projet de gestion d’un Etat nation au nom de l’islam, à l’inverse du projet djihadiste. Les Frères Musulmans ont été emportés par les suites du printemps arabe : ils ont perdu le pouvoir en Tunisie et en Egypte. On assiste en revanche à l’émergence d’un néo-fondamentalisme violent qui ne recrute pas parmi des Frères Musulmans réprimés. Ce djihadisme s’implante plutôt en zones tribales en crise (Yémen, Afghanistan, Pakistan) plutôt que dans les villes.

En Occident, les djihadistes sont aux marges des populations musulmanes. Les effectifs d’apprentis terroristes sont significatifs mais faibles rapportés à la population: la preuve c’est que chaque fois que l’un d’entre eux passe à l’acte on découvre qu’il était fiché par la police.

Vous insistez sur « la quête existentielle » des terroristes français. Est-ce une manière de dire qu’il n’y a pas chez eux de projet politique ou de structuration idéologique ?

L’un n’exclut pas l’autre. Il y a une quête existentielle de jeunes en recherche d’aventure – le syndrome : je veux être un super-héros – et puis il y a un référentiel islamique. Daech combine les deux. Un exemple : sur les pages Facebook de deux Portugais de Paris qui sont partis en Syrie il y a quelques mois, il y avait, chez l’un, Ray-Ban et boîte de nuit, et chez l’autre, une sourate du Coran. Mais ils sont partis ensemble. Leur point commun est une forme de marginalisation psychologique. Ils n’ont pas nécessairement de problèmes d’argent, mais ils se situent en rupture avec la société et s’enferment : ils découvrent ou redécouvrent l’islam sur Internet ou en prison et se fabriquent leurs propres croyances et pratiques. C’est ce que permet le salafisme.

Dans leur parcours, ils croisent quand même des imams…

Ils ont des figures tutélaires, des types qui s’autoproclament imams – il n’y a pas de clergé dans l’islam sunnite – et qui forment une sorte de secte. Mais il ne faut pas se tromper : il n’y a chez eux aucun pilier de mosquée ou membre d’une organisation musulmane telle l’UOIF. Ils ne s’inscrivent pas dans une pratique collective de la religion ; ils ne sont pas fascinés par les imams qu’ils considèrent être des ploucs ou des traîtres. Les grands prêcheurs radicaux qui servaient de recruteurs, c’étaient les années 1990 et c’est fini. Certains imams disent des choses horribles sur les femmes et les homosexuels, mais ce n’est pas un appel au terrorisme. La police a fait son travail. Les djihadistes d’aujourd’hui ont une structure de croyance comparable à la radicalité des « born again » protestants ou des convertis – qui représentent 22 % de ceux qui partent en Syrie.

La laïcité telle que la France la conçoit peut-elle être une réponse ?

La laïcité n’est pas une réponse au terrorisme. Beaucoup de gens pensent que la radicalisation djihadiste est une conséquence de la radicalisation religieuse. Mais ce n’est pas parce que vous êtes ultraorthodoxe que vous êtes violent. Chez les catholiques, les trappistes sont des fondamentalistes tout en étant les hommes les plus pacifiques du monde. Et vous avez des salafistes tout à fait paisibles. Contre le terrorisme, il faut du bon renseignement : il vaut mieux augmenter les effectifs de la DGSI, c’est-à-dire avoir des policiers formés à interpréter les écoutes, que multiplier ces mêmes écoutes – c’est le défaut du projet de loi sur le renseignement.

Quant au fondamentalisme religieux, la République n’a pas à l’interdire.

Pourquoi ?

C’est comme si on avait dit que pour répondre aux attentats d’Action directe, il fallait interdire les écrits de Karl Marx ou d’Alain Badiou. En démocratie, on ne condamne pas quelqu’un pour ses opinions, mais pour le passage à l’acte. La République française, à partir de 1881, part de la liberté individuelle et pas du contrôle étatique. Elle n’est pas robespierriste, il ne faudrait pas qu’elle le devienne. On oublie que la loi de 1905 sur la séparation des églises et de l’Etat garantit la liberté de pratique religieuse dans l’espace public. Elle impose la neutralité à l’Etat, pas à la société. Le débat a eu lieu à l’époque entre Aristide Briand et Emile Combes, entre l’anticlérical et l’antireligieux. Le premier l’a emporté mais ce débat renaît régulièrement. De nos jours, il n’y a plus de culture profane du religieux, donc le religieux fait peur et on veut le chasser dans la sphère privée. Mais la laïcité garantit la liberté, ce n’est pas une idéologie.

Donc vous êtes opposé à l’interdiction du voile à l’université…

Oui. Nous ne sommes pas dans le même cas que l’école, car les étudiantes sont adultes. Si on part du principe que la liberté religieuse est une liberté individuelle, il faut un principe aussi fort pour aller à son encontre. Cela peut-être un argument sanitaire, comme le vaccin chez les témoins de Jéhovah, ou la sécurité publique pour l’interdiction du voile intégral. Mais le fait qu’une femme porte un foulard n’empiète en rien sur la liberté, la santé ou la sécurité des autres.

Faut-il, à un moment, dire stop et selon quel principe ?

Pour moi, la liberté individuelle doit prévaloir, dans la mesure du bon fonctionnement des institutions. Le port du voile ne gêne pas le bon fonctionnement des institutions et ce n’est pas non plus du prosélytisme. En revanche, il n’y a pas à suspendre les examens pendant le ramadan car l’Etat n’a pas à s’adapter à la religion. Dans les cantines, il n’y a pas à mettre de menu halal mais on n’a pas à imposer à des enfants musulmans, juifs ou végétariens de manger du porc. Comme on ne va pas les priver de repas, pourquoi se priverait-on de menus de substitution végétariens ? Il faut être empirique et faire confiance aux acteurs.

L’association nationale des DRH souhaite, par exemple, que le port ou non du voile dans une entreprise relève du contrat de travail car chaque entreprise a sa culture et ses clients. Les hôpitaux ont aussi résolu le problème de la demande d’un médecin femme par des patientes femmes : s’il y a une femme médecin de disponible, elle vient, sinon – intérêt du service –, c’est un homme qui se présentera. Il n’y a pas besoin de loi pour tout cela.

Outre le renseignement, la réponse d’une démocratie au terrorisme doit-elle être sociale, culturelle… ?

Sur le social, je suis un peu sceptique. Le fait qu’une partie de la jeunesse – notamment les convertis – bascule dans le nihilisme pose un problème de société qui dépasse l’islam. Il faut opposer des contre-modèles. C’est le défi de l’école, mais elle me semble très mal partie pour le relever. La laïcité autoritaire ne sert à rien avec des adolescents qui, précisément, sont contestataires. Il faut faire de la morale sans faire de leçons. Il faut réintroduire de la culture. C’est pourquoi l’enseignement thématique de l’histoire est aberrant ! Traiter Moïse, Dreyfus et l’Holocauste dans le même cours, cela contribue à tout mélanger alors que ces jeunes sont déjà dans la confusion.L’école doit aussi assumer le débat dans les classes, quitte à entendre des horreurs. Gérer les conflits, c’est le boulot des enseignants à condition qu’ils soient soutenus par leur administration. Or, trop souvent, le mot d’ordre dans l’Education nationale, c’est : « pas d’emmerdes ».Il faut réintroduire de la responsabilité à tous les niveaux, plutôt que de demander des lois pour tout. Il faudrait aussi que l’on ne voit pas que les salafistes dans l’espace religieux. Il faut laisser émerger des modèles de musulmans modérés, mais pas en inventant une religion modérée.

A quoi attribuez-vous l’échec du CFCM ?

A l’impensé gallican de notre République qui ne rêve que d’une chose : régenter le religieux. Le but officiel du CFCM était de faire émerger un Islam de France. Or tous les ministres de l’Intérieur ont géré cela avec le Maroc, l’Algérie ou la Turquie. Toutes les questions sur l’Islam en France sont négociées avec trois Etats étrangers. Comment voulez-vous que le CFCM soit respecté par la nouvelle génération de musulmans qui eux sont Français ?

Elsa Freyssenet
/ Chef de service adjointe, Yves Bourdillon / Journaliste et Henri Gibier / Directeur des développement éditoriaux |
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Arabie saoudite vs Iran: pourquoi c’est le nouveau choc des religions

En intervenant au Yémen contre les rebelles chiites soutenus par l’Iran, l’Arabie saoudite, championne du sunnisme expose la région à un embrasement général.
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Des avions de l’armée aérienne de l’Arabie Saoudite, photographiés le 1 janvier 2013. (FAYEZ NURELDINE / AFP)

Remarque d’un haut gradé du Pentagone, dans le Wall Street Journal: « Je regarde la carte du Moyen-Orient ; je regarde tous ces affiliés de l’Etat Islamique ; je regarde toutes ces zones de combat. Et je me demande qui sera l’archiduc dont l’assassinat déclenchera un embrasement général ».

Une guerre totale, dans tout le Proche et le Moyen-Orient, provoquée, comme en juin 1914, par le meurtre de l’héritier – ou d’un haut dirigeant – d’un territoire non pas austro-hongrois mais sunnite ou chiite? L’hypothèse est glaçante mais désormais plausible avec l’intervention directe de l’Arabie saoudite au Yémen.

En s’attaquant à la rébellion houthiste, soutenue et armée par l’Iran, le champion de la branche majoritaire du sunnisme est entré en conflit direct avec Téhéran, chef de l’axe chiite. En bombardant les troupes houthistes, sur le point de chasser le président yéménite, leur allié, en combattant au sol ces chiites désormais aux portes d’Aden, la deuxième ville du pays après avoir conquis Sanaa, sa capitale, le royaume wahhabite saoudien a pris le risque d’affronter, par milices interposées, la République islamique iranienne, sa grande rivale dans la région.

A la tête d’une coalition de 8 pays

Certes, en laissant faire, l’Arabie saoudite aurait perdu toute crédibilité dans sa zone d’influence. Mais en prenant la tête d’une coalition de huit pays arabes (Emirats arabes unis, Qatar, Bahreïn, Koweït, Égypte, Jordanie, Maroc, Soudan) plus le Pakistan, contre l’Iran, héritier de la « vraie légitimité » (celle de la descendance de Mahomet), le royaume qui abrite les lieux saints de l’Islam (La Mecque et Médine) court le pire des dangers. Un enlisement, une guerre longue, fratricide déstabilisant toute la région.

Arrêt sur image.

Depuis décembre 2010, début du « printemps arabe » en Tunisie, jamais cette région n’a été aussi divisée, fragmentée entre allégeances, tribus, confessions et ambitions. Après la chute de Moubarak en Egypte, celle de Kadhafi en Libye, puis l’éclatement de la guerre civile en Syrie (en quatre ans plus de 200.000 morts et deux millions de réfugiés), l’irruption de la machine Daech en Irak et en Syrie, avec des « affiliés » du Yémen à la Tunisie, a provoqué une recrudescence des affrontements religieux et une pulvérisation des frontières rendant illisible la carte de la région. Que cache, par exemple, l’opposition à Bachar al Assad, le dictateur syrien ? Des réformistes (le Conseil national syrien, dominé par les sunnites) ? Des groupes armés partiellement convertis au charme vénéneux du califat d’Abou Bakr al-Bagdadi ? La « Résistance islamique », branche armée du Hezbollah, mouvement chiite libanais renforcé par des combattants iraniens de même obédience ? Même casse-tête en Irak. À Tikrit, engagées aux côtés des forces menées par les États-Unis (combattants kurdes, armée régulière irakienne) contre les djihadistes, certaines milices chiites sous les ordres du général iranien Ghassem Soleiman, menacent de « cibler » des conseillers militaires américains. Qui chercheraient à leur « voler la victoire ». « Bataille dans la bataille », qu’on retrouve au Yémen. Les « conseillers » américains s’étant retirés (tout en continuant à assister l’aviation saoudienne), les rebelles houthistes bénéficient du soutien de l’Iran, mais le pays a été longtemps – et semble rester – l’un des terrains d’action d’Al Qaida.

Un maître d’oeuvre local

S’il est souvent difficile de repérer la main de Téhéran, celle de Riyad ou de l’Etat islamique qui n’utilisent pas toujours leurs propres forces mais choisissent un « maître d’œuvre » local pour appliquer leur stratégie, impossible, en revanche, d’ignorer une évidence : cette région du monde hyper inflammable peut s’embraser totalement à tout moment. Au petit jeu de la responsabilité, chacun peut se renvoyer la balle. Les pays arabes ? Ils ont beau jeu d’accuser la colonisation et les accords Sykes-Picot de 1916, « organisant » le démantèlement de l’empire Ottoman et le découpage du monde arabe selon des frontières totalement artificielles. Les occidentaux ? Ils soulignent l’incapacité des nations arabes à bâtir de vraies démocraties capables d’endiguer le terrorisme islamiste. Le vrai problème : comment sortir du tsunami qui bouleverse la géostratégie de la région?

Après les deux guerres d’Irak et l’échec des néoconservateurs américains à imposer par la force un nouvel ordre international, Obama voulait (discours du Caire en 2009) en finir avec le mythe du « choc des civilisations », dissiper la méfiance des musulmans vis à vis de l’Amérique et, la paix rétablie, concentrer son attention sur l’Asie (doctrine du « pivotal shift » vers le Pacifique).

Mais voilà, le gendarme de la région n’a tenu aucun de ses engagements. Ni vis à vis de l’Arabie saoudite (lâchée par les USA lors de la répression de la révolte populaire de Bahreïn), ni vis à vis de l’Égypte (abandon de Hosni Moubarak en 2011, soutien mitigé au président Al-Sissi), ni vis à vis de ses alliés européens (refus de bombardements ciblés en Syrie en septembre 2013, malgré l’utilisation d’armes chimiques contre sa population par Bachar Al-Assad). Alors, se poser aujourd’hui en médiateur, éviter une confrontation entre l’Arabie saoudite -sunnite – qu’elle n’a cessé de trahir et l’Iran -chiite – avec qui elle négocie une limitation cruciale de son programme nucléaire : mission impossible.

Sans alliés sur le terrain, sans ligne directrice claire, l’Amérique jongle avec trop d’enjeux : détruire l’Etat islamique, normaliser ses rapports avec l’Iran, ménager les théocraties du Golfe, mais également Israël, farouchement opposé comme Ryad à la rentrée de l’Iran sur la scène internationale. « Leading from behind », « diriger les choses de derrière » : c’est la nouvelle « real politik » des États-Unis. Dans l’affrontement chiites-sunnites, cette recette paraît simpliste pour l’Orient compliqué.

Jean-Gabriel Fredet

Par Jean-Gabriel Fredet

Pour en savoir plus : http://www.challenges.fr

Djihadisme : l’islam n’est ni le problème ni la solution. Il faut reparler d’humanisme

Muslim pilgrims pray around the holy Kaaba at the Grand Mosque, during the annual haj pilgrimage

 

De quoi l’islam est-il aujourd’hui le nom ? Cette question agite les médias et les intellectuels des pays occidentaux. Interprétés au gré des convictions, les versets du Coran sont devenus l’argument de toutes les causes. Alors, peut-on compter sur un « bon islam » pour sortir de cette crise sociale et politique ? Non, affirme l’écrivaine Chahla Chafiq.

A la recherche du profil type des jeunes djihadistes, les experts se heurtent à des contradictions et zigzaguent au gré de l’actualité.

 

« Les loups solitaires »

Avant que les meurtres du 7 janvier ne mettent en scène les frères Kouachi et Amedy Coulibaly, le départ de jeunes français vers la Syrie avait révélé les visages surprenants de djihadistes, des Maximes devenus des Abou Abdallah al-Faransi, nés dans des familles qui ne sont ni immigrées ni musulmanes.

Ce choc aurait pu être salvateur en nous invitant à une analyse complexe des enjeux que pose l’idéologisation de toute religion dans notre monde hanté par une crise non seulement économique et sociale, mais aussi culturelle et politique. Les débats de l’époque n’incitaient pourtant qu’à remplacer d’anciens clichés stéréotypés par de nouveaux.

On a vu les regards se focaliser sur de jeunes djihadistes issus de familles « athées » qui s’ »auto-radicalisent » sur internet, le caractère virtuel du processus servant à omettre, en termes d’explication, la complexité du monde réel. Dans le même temps, l’émergence de l’image des « loups solitaires » gommait l’existence de groupes islamistes organisés, leurs stratégies et leurs moyens d’action.

L’attentat du 7 janvier nous a, hélas, replongé au cœur de cette réalité, sans pour autant amener à une prise de conscience claire quant à la dimension idéologico-politique des phénomènes auxquels nous confronte le djihadisme.

L’islam est-il coupable ou innocent ?

En se centrant sur le rôle de l’islam, les débats n’ont pas tardé à s’orienter vers les sentiers battus de la confrontation entre les défenseurs de l’islam et ses contestataires qui énumèrent, à tour de rôle et à leur guise, des versets du Coran.

En filigrane de ces controverses, se profile le duel entre ceux qui exposent l’islam comme une menace pour les valeurs démocratiques françaises et ceux qui brandissent le danger de l’ »islamophobie », de ces valeurs.

Une interrogation hante les uns et les autres : l’islam est-il coupable ou innocent ?

Cette manière d’aborder la question nous conduit fatalement à une confrontation binaire, stérile et sans issue. Ne devrait-on pas lui préférer une approche complexe, capable d’élucider le rapport entre l’islam et l’islamisme, tout en mettant fin à leur confusion ?

La question de l’islam et des femmes, largement débattue dans les médias, nous y invite. « L’islam est misogyne », disent certains, alors que d’autres inventent un « islam féministe ». Les premiers n’auront aucun mal à trouver dans le Coran des versets affirmant l’infériorisation des femmes ; et leurs opposants en trouveront d’autres pour nuancer ces affirmations.

« La polygamie est autorisée par le Coran », ajoutent les premiers ; et les seconds de leur préciser qu’elle ne peut s’appliquer qu’à une condition : l’égalité entre les épouses ; une telle égalité étant humainement impossible, d’autres ripostent déjà que cette condition, et donc le Coran, plaide pour l’abolition de la polygamie.

 

Une famille patriarcale classique

Face aux versets cautionnant la suprématie des hommes, les défenseurs d’une interprétation féministe du Coran soulignent ainsi les versets qui plaident pour la prise en compte des besoins des femmes et de leurs droits. La discussion tourne vite en rond, car, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ces deux positions sont bel et bien présentes dans le Coran et, loin d’être contradictoires, constituent une vision cohérente de l’équité – et non de l’égalité – dans laquelle les droits différenciés des hommes et des femmes correspondent à des devoirs différenciés.

Aux femmes, le devoir de se soumettre aux hommes ; aux hommes, le devoir d’assurer les besoins des femmes et de toute la famille.

Pour les islamistes, ce schéma est d’ailleurs le comble de l’honneur et de l’amour à l’égard des femmes. La Loi islamique, la charia, donne corps à cette équité en dessinant une famille patriarcale dont les valeurs ne diffèrent guère des lois juives et chrétiennes. En effet, toute religion, dès lors qu’elle est institutionnalisée comme source de loi, au prétexte de l’intérêt supérieur de la famille, cautionne la hiérarchisation des sexes et la suprématie de l’homme (du père, du mari, du frère, du fils), au nom de l’ordre sacré.

Ce dernier se combine parfaitement à l’ordre politique autoritaire (du roi, du chef, du sage…) et s’y épanouit au nom de l’intérêt de la communauté. Or, cet intérêt est intrinsèquement en contradiction avec le projet démocratique basé sur l’égalité et la liberté des individus-citoyens.

C’est pourquoi l’imposition de la charia entre en contradiction avec toute volonté émancipatrice.

 

Une idéologie qui prône un ordre totalitaire

Les débats passionnés sur l’islam et les droits des femmes, sans cesse relancés depuis fin du 19e siècle, témoignent des tensions sociopolitiques et culturelles qui traversent le monde dit musulman où les avancées en termes de modernisation se produisent en l’absence de démocratie. Ainsi, l’accès des femmes à la scolarisation, au travail rémunéré et à l’espace public n’y va pas de pair avec la reconnaissance de leur autonomie, de leur liberté et de l’égalité des droits.

Ces droits sont refusés à la société tout entière pour préserver l’identité dite islamique de ces pays. Au nom de l’unité de l’oumma, on cautionne l’ordre autoritaire, on le renforce. Si les dictatures utilisent la religion pour se maintenir, l’islamisme va plus loin dans l’instrumentalisation de la religion : il en fait une idéologie qui prône un ordre totalitaire.

Dans l’instauration de l’ordre sacré, une voie dont il promet qu’elle sera faite de justice et d’équité, l’islamisme rejette en effet l’autonomie démocratique assimilée à une source de perversion et de corruption.

 

Instrumentalisation de l’identité religieuse

Que l’on soit dans la Tunisie post-révolutionnaire au cœur d’une bataille pour la démocratie, ou en France, au moment du vote des droits égalitaires pour les homosexuels, les islamistes, de toutes tendances, instrumentalisent l’identité religieuse en mobilisant la peur et les fantasmes quant au délitement de la famille, au désordre sexuel, au chaos moral. Ils attirent ainsi, dans leur camp, des hommes et des femmes que leur offre identitaire sécurise, tout comme le font les tenants des autres mouvements néoconservateurs fondés sur l’exacerbation des identités nationales, ethniques et religieuses (notamment chrétiennes et juives).

L’essor de l’islamisme, où qu’il ait lieu, renseigne surtout et avant tout sur l’état des rapports de force sociopolitiques autour de la démocratie et des failles qui menacent ses avancées. Une des manières de fermer les yeux sur ces failles consiste à chercher dans le « bon islam » une voie de sortie du djihadisme. Or, cette perspective du « tout religieux » croise les visées des islamistes et les nourrit.

Et si, au contraire, nous arrêtions de voir la religion à la fois comme l’unique source des problèmes et en même temps sa solution ? Et si nous cessions de jouer en faveur de tous les mouvements identitaires, extrémistes et anti-démocratiques ? Et si nous acceptions de nous confronter au vide politique creusé par le recul des repères humanistes et laïques ? Et si nous nous attaquions, vraiment, au développement multiforme des replis sexistes, racistes et antisémites ?

 

Par Chahla Chafiq

Écrivaine, sociologue

Pour en savoir plus : http://leplus.nouvelobs.com

Les Arabes ne sont pas seulement musulmans

Sophie Bessis
Dans son dernier livre, la journaliste et historienne franco-tunisienne Sophie Bessis s’en prend à ceux qu’elle accuse de réduire le monde arabe à l’islam. Comme dans le reste du monde, d’innombrables courants idéologiques, politiques, sociaux traversent la région et la divisent. Ils n’ont qu’un lointain rapport avec la religion. C’est d’ailleurs paradoxalement ce qui rend l’auteure optimiste pour l’avenir. La réclusion identitaire à laquelle le monde arabe semble aujourd’hui partiellement consentir résulte à la fois d’une longue histoire interne de formation de la pensée et d’un contexte mondial où les conflits qualifiés de «  culturels  » tendent à prendre le pas sur tous les autres champs de l’éternel affrontement entre dominés et dominants : tel est le propos de ce livre. Exigeant, il propose une analyse fine des dernières révolutions arabes, que l’auteur a suivies avec passion, spécialement pour la Tunisie, sa patrie d’origine. Deux données fondamentales s’en dégagent : d’une part l’irruption d’une opinion publique libérée qui dit ce dont elle ne veut plus et exige la traduction en droit des principes de modernité politique, réclamant parole et décision. D’autre part, la déception et donc la résistance devant l’imposition par les partis islamistes dits modérés ayant capté les révolutions, d’un modèle religieux davantage inspiré par un fondamentalisme mondialisé que par une religion populaire.

CRITIQUE DES INTELLECTUELS ARABES ET OCCIDENTAUX

 

Sophie Bessis égratigne les intellectuels arabes modernistes qui, loin de vouloir valoriser leur histoire, pourtant largement inspirée des valeurs universelles, se sont efforcés à des bricolages idéologiques allant du socialisme arabe à sa conformité potentielle avec l’islam. Devant les régressions identitaires mondiales au tournant des années 1970-1980, ils cherchent à fournir les preuves de leur loyauté pour ne pas affaiblir l’unité. Il est vrai que le monde arabe fait coexister sans douleur apparente sa crispation identitaire et son adhésion au mode de vie mondialisé, faisant coïncider l’ultralibéralisme avec la réaction politique. Mais c’est ignorer le processus d’individualisation et de sécularisation qui s’amorce dans les pays de la région, appuyé sur des bouleversements sociaux comme la scolarisation et le planning familial qui entrent en conflit avec la structure familiale patriarcale, hiérarchique et autoritaire.

Elle critique plus fermement encore les Occidentaux qui ont relégué les Arabes et les musulmans dans leur identité religieuse, leur ôtant tout autre qualification. Les intellectuels de gauche, souligne-t-elle, sont même allés jusqu’à glorifier l’islam comme religion des opprimés et à le sacraliser comme facteur de la remise en cause du système économique et social dominant, alors même que les islamistes déclarent y adhérer.

Ce faisant, tant à droite où la collusion avec les forces économiques et financières et les États du Golfe n’est un mystère pour personne, qu’à gauche par trahison des valeurs universelles, on fait le jeu de l’islamisme politique que l’on prétend combattre dans ses acceptions terroristes. En voulant faire croire que toute aspiration explicite à la laïcisation vaut trahison communautaire par transgression de l’identité, les Occidentaux, tout en noyant leur prise de position dans un langage compassionnel sur les malheurs du monde n’entraînant aucune conséquence politique, font le jeu d’une mondialisation dont ils ont perdu la maîtrise et qui crée partout l’insécurité sociale et l’affolement identitaire. Non seulement les universaux de la pensée sont foulés aux pieds, mais encore, toute tentative de modernisation est combattue. Les intellectuels européens de gauche ont-ils vu dans l’islam une force libératrice  ? En réalité, ils ne sont qu’une petite minorité à partager ce point de vue. En grande majorité, ils voient dans l’islam une force d’oppression et sont aussi islamophobes que le reste de la société.

Dans le monde arabe, poursuit Bessis, l’inguérissable abcès israélien et les défaites, qui colonisent plus cruellement les mémoires que les victoires, aggravent ces données.

ASPIRATIONS À LA JUSTICE SOCIALE

Au départ, les révolutions de 2011, en Tunisie, en Égypte, en Libye, en Syrie et ailleurs, échappent au spécifique, à la malédiction de l’«  exception arabe  ». Ce qui conforte l’idée que ces sociétés ont été plus imprégnées par les modernisations autoritaires qu’elles ont subies qu’on ne le pensait. Dans les discours enfin libérés des peurs et des tabous, les frustrations politiques mais aussi sociales, les revendications de justice et de travail, occupent la place centrale.

L’attente est également palpable d’un retour à l’État-providence déjà amplement démantelé en Tunisie et en Égypte, que les islamistes avaient laissé espérer en palliant les carences sociales des États par une politique de charité compassionnelle aidée par les prébendes des pays du Golfe.

Portés par cette vague, les partis islamistes ont pris le pouvoir à la faveur des élections. Mais, loin de résoudre les problèmes du quotidien et de répondre aux aspirations populaires, ils ont fait prévaloir leur préférence pour la libre entreprise et le démantèlement des États et ils ont entrepris de ré-islamiser des sociétés qui, bien que profondément religieuses et conservatrices, n’en demandaient pas tant. La contestation moderniste, souligne Bessis, n’aurait pas suffi à elle seule à faire reculer les islamistes en Tunisie et à donner en Égypte l’occasion à l’armée de reprendre la main. Il y a fallu l’assentiment de populations déroutées par la violence et par la montée d’un sectarisme ne correspondant pas à leur culture traditionnelle ni à leur conception d’une religion du juste milieu. On peut discuter sa formulation sur la prise du pouvoir par l’armée égyptienne qui donne l’impression que la société égyptienne dans son ensemble salue l’armée et l’approuve, ce qui est loin d’être le cas. Elle pointe aussi du doigt la résurgence d’une fierté nationale face à la volonté hégémonique d’un islam mondialisé.

LA NOUVELLE AGORA

En se montrant plus idéologues que politiques et en faisant preuve d’une relative méconnaissance des contradictions de leurs sociétés, les partis islamistes ont pris leur religiosité pour une adhésion. Mais, de même, les modernistes auraient tort de prendre cette résistance pour ce qu’elle n’est pas. Car, avertit l’auteur, malgré le désir de liberté collective, le processus d’individualisation du sujet qui pourrait fonder la modernité est loin d’être achevé. La société veut se libérer, mais reste en même temps attachée aux normes constitutives de son être social, malgré la contrainte. Ce double mouvement explique aussi, pour elle, la brutalité de la reprise en main égyptienne et l’atrocité de la répression syrienne.

Car, naturellement, cette nouvelle agora qui se dessine dans le chaos de la rue arabe est porteuse de changements profonds qui font autant peur aux nouveaux pouvoirs qu’aux anciens, relativement disparus dans le «  dégage  » général de 2011/2012. L’autonomie des individus, détaille Sophie Bessis, et la liberté des esprits gênent autant le marché que la religion, les deux s’appuyant sur un double processus d’atomisation et d’uniformisation. Le conditionnement des individus est la base des fondamentalistes, qu’ils soient marchands ou religieux.

La conclusion de Sophie Bessis est relativement optimiste : en dépit des restaurations qu’elle voit pointer, elle délivre un sévère avertissement aux faiseurs d’opinion qui, en Occident, ont acquiescé aux nouvelles valeurs mondiales marchandes et néo-intellectuelles et se défaussent en fantasmant sur un monde arabe retourné à la barbarie.

Zakya Daoud

Pour en savoir plus : http://orientxxi.info