De Mohammed, Prophète de l’islam, n’existe pas le moindre document d’époque. Il est très peu présent sous son nom dans le texte du Coran (3, 144 ; 33, 40 ; 47, 2 ; 48, 29 ; 61, 6). Par contre, on ne peut douter de sa généalogie tribale : celle des Hachémites de la tribu des Quraysh qui occupaient la cité de La Mecque au début du VIIe siècle. La pertinence historique de cette piste généalogique s’appuie sur les querelles de pouvoir qui ont déchiré l’islam pendant plus d’un siècle et demi. L’ascendance mecquoise des protagonistes ne fait aucun doute, puisque ces conflits se déroulent hors d’Arabie au vu et au su de tous. Parmi les rivaux qui s’affrontent figurent des descendants directs des deux petits-fils de Mohammed. Ceux de la branche collatérale des Abbasides accèdent au califat en 750 en écartant tous leurs rivaux. Tout le reste est à peu près problématique et doit être soumis à l’examen d’une critique rigoureuse des textes.
Quelle lecture ?
Pourtant à première vue, ce n’était pas ce à quoi on pouvait s’attendre étant donné l’abondance des sources musulmanes médiévales qui ont traité du Prophète de l’islam. Celles dites de la sîra, la « vie » du Prophète, sont les plus anciennes. Datant de la fin du VIIIe siècle et du début du suivant, elles délivrent une foule de faits et de détails sur la vie de Mohammed, de sa naissance à sa mort, ainsi que sur les circonstances de l’émergence de l’islam. Mais cette surabondance est trompeuse. Elle met sur le même plan les êtres surnaturels et les hommes, à commencer par Gabriel, le plus célèbre. Cette figure angélique est pourtant quasiment absente dans le Coran (2, 97-98 et 66, 4). C’est dire que la sîra relève de ce qu’on peut appeler une « histoire sacrée ». L’exégèse du texte coranique un peu plus tardive, comme celle de l’Iranien Tabarî (mort en 920), va évidemment dans le même sens. De ce que relate cette histoire bavarde et prolixe, il ne reste presque rien si on en revient au texte même du Coran, sinon le fait que Mohammed aurait été orphelin, yatîm (93, 6), et que ses jeunes années auraient été difficiles. Mais son Seigneur, Rabb, a pu « alléger son fardeau » et relever son crédit parmi les siens (94, 2- 4). C’est à peu près tout ce que l’on saura de personnel.
Le milieu d’origine
Il reste alors à trouver d’autres voies d’approche pour tenter de découvrir ce qu’a été l’émergence de l’islam en son temps. Un lieu, La Mecque en Arabie occidentale, située à mi-distance, tant du nord que du sud de la péninsule, soit plus d’un mois de marche au pas des caravanes. Notons d’emblée que la cité enserrée dans les hauts reliefs volcaniques qui bordent la mer Rouge se trouve à l’écart de la grande voie de communication qui remonte du Yémen. Au contraire, Médine se trouve sur le grand axe transarabique, l’ancienne Route de l’Encens. Cette grande oasis sera la cité d’exil de Mohammed à partir de 622 (date présumée) lorsqu’il sera banni par les siens (2, 191). Autre caratéristique à relever, La Mecque n’est pas une oasis. Elle doit trouver son approvisionnement à l’extérieur, notamment dans la montagne de Taëf à une soixantaine de kilomètres. La cité, déjà connue de Ptolémée au IIe siècle, naît de la découverte inopinée d’un point d’eau. L’actuel puits de Zemzem se trouve à la confluence surbaissée de plusieurs vallées sèches. De là vient sa sacralité, qui existait déjà dans le paganisme. La Ka’ba, contiguë au point d’eau, est porteuse en ses murs de pierres sacrées dont subsistent aujourd’hui la Pierre Noire à l’est et la Pierre Bienheureuse au sud. L’édifice faisait l’objet d’un culte bétylique qui se caractérisait par les tournées qui ont été conservées dans le pèlerinage musulman actuel.
L’inspiration mecquoise
Mohammed est donc un homme dans une tribu. Il va dire recevoir une inspiration divine pour avertir les siens d’un destin funeste s’ils ne réforment pas leur conduite – de moins en moins partageuse avec les faibles du groupe – et s’ils ne rendent pas un culte préférentiel au Seigneur divin qui protège la cité à la fois de la famine et des attaques de tribus hostiles (106, 3, 4). L’inspiré mecquois endosse alors un rôle qui pouvait être celui des devins locaux. Il se fait « l’avertisseur » de sa tribu (26, 214). C’est le statut qu’il garde tout au long de la période mecquoise portant aux siens la parole qu’il dit descendue sur lui, tanzîl, image qui reprend celle de la pluie tombant sur une terre desséchée pour la revivifier (15, 22). Récepteur de cette parole entendue, il a charge de la « transmettre fidèlement » aux siens. C’est le sens précis du mot arabe qur’ân qui s’étend ensuite à l’ensemble des paroles révélées pour donner le nom propre dont nous avons fait le Coran.
Envers et contre tous, Mohammed n’aura de cesse de remplir cette mission. Pourtant d’emblée, les Mecquois lui sont hostiles, le disant possédé par un djinn maléfique, madjnûn (52, 29). La réplique coranique va entraîner l’inspiré sur un terrain inattendu dans le monde tribal arabique qui était le sien, celui de l’appropriation d’une thématique allogène qui appartient au champ biblique.
On a beaucoup épilogué sur les emprunts du Coran au corpus biblique au point de ne voir parfois en lui qu’un sous-produit des corpus sacrés antérieurs. C’est oublier que tous les textes sacrés ont été emprunteurs, à commencer justement par la Bible. Les spécialistes des Antiquités du Proche et du Moyen Orient ont pu montrer tout ce qu’elle devait à la mythologie de Babylone ou à celle d’Ougarit. La thématique empruntée du Coran ne s’identifie pas d’abord en tant que telle. Elle s’introduit dans le discours pour soutenir l’argumentation contre les détracteurs qui sont menacés de la violence divine. C’est l’entrée en scène du Jugement de la tribu à la suite de l’écroulement de son monde. Des cataclysmes font voler les montagnes, qui sont le symbole même de la stabilité sur Terre, comme des flocons de laine. La courte sourate 101, l’une des premières à inaugurer cette thématique, est tout à fait caractéristique à cet égard. Les hommes dont les actions solidaires envers les faibles de la tribu ne sont pas assez nombreuses seront relégués dans un lieu de feu, séparés de leur groupe qui du coup va péricliter. Il ne s’agit pas d’un feu de flamme, comme on l’imaginera dans les exégèses postérieures, mais du feu solaire d’un désert brûlant où on souffre de la soif et où on mange comme les chameaux (88, 6 et 47, 12 – reprise médinoise).
Une coranisation des craintes
L’emprunt à l’eschatologie du châtiment est certes biblique, mais l’imagerie coranique qui se met en place est locale. On est dans un processus de coranisation qui met en scène les terreurs du sédentaire d’Arabie face à un retour forcé dans un désert terrifiant. Le Coran fait ainsi écho à la hantise locale de la dislocation des groupes de parenté. Il faut souligner en effet que la parole coranique s’adresse avant tout à des sédentaires (28, 59). Les nomades, a’râb, ne sont évoqués qu’en fin de période médinoise pour déplorer leur manque de fiabilité dans les alliances car, en grands pragmatiques, ils ne suivent que leur intérêt du moment (9, 120).
Le récit majeur de la période mecquoise est celui qui oppose la figure de Moïse à un Pharaon campé dans un rôle de tyran terrestre. Cherchant à s’égaler à Dieu, Pharaon est vaincu par la puissance insurpassable du divin (43, 51 et 40, 36). Mais rien n’y fait. La tribu mecquoise demeure sourde à tous les arguments que déploie le Coran pour la convaincre, qu’il s’agisse de donner à considérer les signes, ayât, de Dieu à travers sa Création, khalq, celle de l’homme et celle du monde créé (87, 2-5), ou encore qu’il s’agisse de donner à faire désirer les délices du paradis à travers la thématique (uniquement mecquoise) des houris (56, 22-23). Avant d’être banni de son clan par celui qui serait l’un de ses oncles – qui est maudit dans le Coran (111) – Mohammed est accusé de se faire dicter par un étranger à la tribu les récits saugrenus qu’il débite (16, 102-103).
La politique à Médine
La période médinoise va être d’une tout autre teneur. Délié de ses obligations de solidarité vis-à-vis des siens, Mohammed va pouvoir entrer dans l’action contre eux. Mais il ne faudrait pas se méprendre. Il ne s’agira pas de les anéantir, mais de les rallier. Les combats engagés – sous la forme traditionnelle des razzias tribales – ne le seront qu’à cette fin. Ils ne seront que le prélude à une négociation. À peine deux ans avant la mort en 632 de l’exilé, désormais reconnu comme prophète, elle aboutit à la prise de contrôle par Mohammed de sa ville d’origine. Sa mission première aura été remplie. La structure de pouvoir qui se met alors en place est celle d’une confédération tribale classique et non pas l’Ètat musulman primordial que l’on fantasme après coup. Il reste que l’installation de Mohammed à Médine va le confronter à une situation pour lui totalement inattendue, celle de sa rencontre avec les tribus juives locales avec leurs maîtres, ahbâr, et leurs rabbins, rabbâniyyûn (5, 63 ; 9, 34). À La Mecque, la parole coranique ne s’était pas contentée d’emprunter une thématique d’origine biblique. Comme caution d’authenticité, elle en référait aussi aux « Fils d’Israël ». Présentés comme les descendants du peuple de Moïse, ils étaient donnés comme confirmant, face à la tribu mecquoise dénégatrice, l’authenticité de la révélation reçue par Mohammed (26, 197 ; 10, 94).
Il va sans dire que cet israélisme mecquois se situe totalement dans l’imaginaire. La situation va évidemment être tout autre à Médine. Selon l’historiographie postérieure, cette grande oasis agricole aurait abrité cinq tribus. Trois d’entre elles auraient été juives. Installées sur place de longue date, elles étaient partie prenante dans les alliances qui géraient la coexistence entre les différents groupes tribaux. Le conflit va éclater immédiatement entre le nouveau venu et les représentants des juifs médinois. La situation était cette fois sans issue, car le problème idéologique ne pouvait se laisser résoudre par une proposition de compromis. Après des tentatives initiales de dialogue (29, 46 ; 16, 125), le Coran entre dans une polémique qui ne cesse de s’envenimer. Elle s’accompagne de malédictions et d’insultes. L’issue sera dramatique pour ces tribus. Deux d’entre elles seront bannies de la cité. Les hommes de la troisième tribu, qui aurait été la plus puissante, sont exécutés, les femmes et les enfants étant (selon l’historiographie) réduits en esclavage (33, 26). Mais cela se serait fait au nom d’une trahison tribale réelle ou présumée, donc pour un motif de pure politique tribale, et non du fait de l’opposition des juifs médinois au Coran, ce qui aurait été inconcevable à l’époque.
> Le Coran et la violence :
Il ne faut jamais oublier que le Coran a d’abord été un texte de paroles qui comportait des échanges violents, insultes et moqueries de part et d’autre. Certaines touchent Mohammed lui-même comme 108, 2, en période mecquoise et 63, 8, en pleine période médinoise. La thématique de la moquerie et de la raillerie est présente tout au long du Coran, qui répond sur le même ton. Mais à la parole ne répond que la parole. C’est Dieu lui-même qui se charge des adversaires de son prophète dans l’eschatologie du Jugement des actes. Ce ne sont en aucun cas des hommes qui s’y autorisent. Le verset 33 de la sourate 5 (« La récompense de ceux qui font la guerre contre Allah et Son messager, et qui s’efforcent de semer la corruption sur la terre, c’est qu’ils soient tués, ou crucifiés, ou que soient coupées leur main et leur jambe opposées, ou qu’ils soient expulsés du pays. Ce sera pour eux l’ignominie ici-bas ; et dans l’au-delà, il y aura pour eux un énorme châtiment »), récemment allégué tant par les djihadistes meurtriers que par le grand imam d’Al-Azhar, fait certes s’interroger par sa violence d’apparence d’autant plus qu’il succède au passage qui prohibe le meurtre. Si on prend la peine de remettre le passage en contexte, on s’aperçoit qu’il ne fait que reprendre mot pour mot le propos de Pharaon qui menace ses magiciens qui voudraient se rallier au dieu de Moïse (20, 71 et 7, 124). On est dans la surenchère du discours, pas dans le réel. En présence d’un texte sacré, il ne faut jamais confondre le discours et l’action.
> Le Coran et le christianisme :
La tradition historiographique musulmane voit des acteurs chrétiens partout : Mohammed, encore adolescent, rencontre, au sud de la Syrie, le moine Bahira qui le reconnaît comme un futur prophète ; c’est ensuite un prêtre nestorien qui authentifie à La Mecque son inspiration débutante. Le Coran ne laisse rien présumer de cela. Durant la période présumée mecquoise, l’histoire de Marie fait naître un garçon sans nom (19, 19). Jésus n’est alors nommé que dans un passage de la même sourate manifestement interpolé (19, 34). La période médinoise produit quelques récits de consonance chrétienne, par exemple une allusion probable à la Cène (5, 112). Jésus, désormais reconnu comme Fils de Marie, est nommé dans des suites de figures bibliques (4, 163 ; 6, 85 ; 33, 7) ; l’Évangile (au singulier) est dit venir à la suite de la Torah (5, 46) ; Mohammed est annoncé par Jésus sous le nom d’ahmad (61, 6). Mais, selon le Coran, être nazaréen (chrétien) ou judéen (juif), c’est la même chose (2, 135). On peut donc fortement douter qu’il y ait eu un quelconque contact direct avec un christianisme réel et organisé avant la période des conquêtes et la confrontation avec le monde byzantin.