Les revendications cultuelles s’accroissent en entreprise. Bien qu’en hausse, les conflits restent rares.
Prières, signes ostentatoires, absences pour des fêtes à caractère confessionnel : les manifestations et revendications religieuses augmentent au travail, selon une étude de l’agence d’intérim Randstad réalisée par l’Observatoire du fait religieux en entreprise (Ofre). «En 2015, le fait religieux se manifeste avec plus d’intensité que par le passé : près d’un quart [23%] des personnes interrogées déclare rencontrer régulièrement – de façon quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle – la question du fait religieux dans l’entreprise, alors qu’elles n’étaient que 12% en 2014», note le document (1).
Si certaines demandes ayant trait à la religion se règlent sans difficulté, les cadres interrogés par l’Observatoire font état d’une hausse de cas conflictuels, qui sont passés de 3% en 2014 à 6% en 2015. Un doublement dû, selon Lionel Honoré, président de l’Ofre, à une crispation des croyants après les attentats de janvier contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes à Paris.
«Racisme». Pour les auteurs de l’étude, plusieurs facteurs alimentent les crispations, notamment la crainte, par les hiérarchies d’entreprise, d’être accusées «de racisme ou [de] discrimination» par les salariés pratiquants. Certains vont jusqu’à remettre en cause «la légitimité de l’entreprise et/ou du manager à contraindre la pratique religieuse». L’Ofre observe une forte progression de salariés (58%) qui définissent la laïcité comme «la défense de la liberté de culte», tout autant que «la neutralité de l’Etat vis-à-vis des religions».
Excepté les «cas conflictuels» qui restent marginaux, «la pratique ou les croyances religieuses ne sont pas un sujet tabou», souligne l’Ofre : 86% des personnes interrogées déclarent ainsi connaître la confession de leurs collègues, et 81% considèrent que la religion est un sujet de discussion qui a sa place dans la sphère professionnelle. En revanche, la pratique religieuse dans l’enceinte de l’entreprise est nettement moins acceptée, puisque 38% des salariés affirment qu’elle peut avoir «un effet négatif» sur les relations entre collègues.
Le contexte général reste toutefois «apaisé», insistent les chercheurs. Tant qu’elle n’empiète pas sur le bon fonctionnement de l’entreprise, la religion est globalement bien acceptée : 88% des cas religieux rencontrés n’entraînent «ni conflit ni blocage». Autre chiffre : 92% des sondés déclarent ne pas être dérangés de savoir que leur collègue est pratiquant.
L’étude distingue nettement deux types de faits religieux : le premier qui relève d’une demande personnelle recueille l’assentiment du panel interrogé, alors que le second, qui remet en cause l’entreprise et son organisation, est au contraire refusé. Ainsi, 75% des managers consultés trouvent admissible que leurs collègues qui le souhaitent prient pendant les temps de pause. Mais ils sont tout aussi nombreux (78%) à juger inacceptable que l’on refuse d’exécuter une tâche pour un motif religieux.
Aménagement. L’observatoire a cherché à savoir quels étaient les trois demandes à caractère religieux les plus fréquentes au sein de l’entreprise. Dans l’ordre, on note l’absence pour les jours de fête (19% des cas), le port de signes religieux (17%) et l’aménagement d’horaires (12%). Les trois sont très largement acceptées.
(1) Etude réalisée en ligne en février et mars. 1 296 réponses ont été prises en compte. 93% des personnes ayant répondu occupent des fonctions d’encadrement, dont 30% dans la gestion des ressources humaines.
Selon une étude rendue publique mardi, près d’un quart des managers en France ont été confrontés à un « fait religieux » (prières, refus d’accomplir certaines tâches, demande de congés pour fêtes…) début 2015. Ils n’étaient que 12 % en 2014.
La religion prend de plus en plus de place dans les entreprises françaises : voici en substance la conclusion d’un rapport publié mardi 21 avril par l’Observatoire des faits religieux en entreprise (Ofre) et l’institut Randstad. L’enquête est basée sur un questionnaire en ligne rempli entre les mois de février et mars 2015 par 1 296 salariés, exerçant à 93 % des fonctions d’encadrement.
Dans les chiffres, seuls 12 % des mangers en entreprises étaient confrontés à des « faits religieux » en 2014, contre 23 % cette année. Concrètement, ces « faits religieux » s’apparentent le plus souvent à des demandes de congés pour fêtes religieuses (19 %, contre 18 % en 2014) ou à des ports ostentatoires de signes religieux : croix, kippa, foulards, turban (17 %, contre 10 % l’an dernier).
Peu de managers sont confrontés à faits plus graves comme des refus de travailler sous les ordres d’une femme (environ 4 %, un chiffre stable) ou au refus de travailler avec un collègue d’une religion différente (environ 2%, chiffre également inchangé).
Il n’y a donc pas d’explosion du fait religieux en France, précise Lionel Honoré, directeur de l’Ofre et co-auteur de l’étude. Selon lui, ce résultat s’explique plutôt par une « banalisation » du sujet religieux, les salariés hésitant moins à faire des demandes à leur hiérarchie en lien avec leurs croyances ou pratiques religieuses.
6 % des cas conflictuels
Seuls 6 % de ces faits se caractérisent comme « conflictuels », contre 3 % en 2014. Les raisons de ces tensions sont souvent liées à des menaces d’accusation de racisme ou de discrimination envers l’employeur. Il est important de souligner que, dans l’ensemble, 88 % des confrontations n’entraînent ni conflit, ni blocage.
Concernant la laïcité en entreprise, les réponses ont aussi évolué depuis l’année dernière. Trois sondés sur dix considèrent que la religion devrait se cantonner à la sphère privée contre 12 % en 2014. Et ils sont presque six sur dix à inclure la notion de « défense de liberté de culte » dans la définition de la laïcité, contre 12 % en 2014.
Si la quasi-totalité des personnes interrogées déclare ne pas être gênée par les pratiques religieuses de ses collaborateurs, ils sont 38 % à penser que ces dernières ont un impact négatif sur les relations entre collègues. Pour Lionel Honoré, « si quantitativement le fait religieux au travail n’augmente pas, qualitativement, il se complexifie ».
Un point positif à retenir : la religion n’est pas un sujet tabou entre collègues, 84 % connaissent la confession religieuse de leurs voisins de bureau et 75 % estiment qu’il est admissible de prier pendant les pauses – si cela n’affecte pas le travail.
En 2015, près d’un quart des managers (23%) ont déclaré faire face à la question du fait religieux dans l’entreprise, contre 12 % seulement en 2014. Ceci est le résultat d’une étude menée par l’Institut Randstad et l’Observatoire du Fait Religieux en Entreprise (OFRE) en avril 2015 sur l’expression du fait religieux en entreprise.
L’occasion, pour nous, de faire un point sur ce sujet avec Hicham Benaïssa, chercheur au Groupe Sociétés, Religions, Laïcités du CNRS depuis 2010. Chargé d’études et de recherche « Diversité et fait religieux en entreprise » chez FACE de septembre 2010 à avril 2014, il a mené une recherche-action sur le thème de la gestion du fait religieux en entreprise.
« Une problématique qui commence à émerger publiquement »
Poser ses congés pour célébrer une fête religieuse, prier pendant ses pauses, porter un signe religieux devant ses collègues. Le fait religieux fait son entrée dans le monde de l’entreprise depuis quelques années. « L’entreprise est l’un des principaux lieux de socialisation dans notre société », Hicham nous explique ainsi l’intérêt d’étudier l’articulation du fait religieux en entreprise. Penser à l’entreprise comme une organisation à finalité économique est une limite. Il continue : « La fonction d’une entreprise dépasse ses fonctions premières. Améliorer les liens au sein d’une entreprise, c’est aussi améliorer les liens au sein de la société ».
Connaître, s’engager et agir
Pour ce jeune chercheur il s’avère donc fondamental entamer des recherches afin de proposer des formations et des sensibilisations dédiées aux entreprises qui souhaitent mieux s’outiller sur ce sujet. « Jusqu’à aujourd’hui j’ai dispensé une trentaine de formations et sensibilisé plus de 600 personnes. La demande ne cesse d’augmenter », souligne Hicham. L’expertise sur le sujet est le résultat de recherches qui confrontent les analyses juridiques et sociologiques existantes avec une série d’entretiens avec les acteurs directement concernés par cette problématique (salariés, managers, DRH, chefs d’entreprises…).
L’entreprise. Un lieu laïque ?
« Si nous entendons un lieu laïque par un lieu neutre, alors non. » précise Hicham Benaïssa. D’où naissent alors les problématiques liées au fait religieux en entreprise ? La réponse, d’après le chercheur, est à chercher dans l’assimilation de la laïcité à son principe de neutralité. « Nous oublions souvent qu’avant d’être une restriction, la laïcité est une liberté » continue-t-il. « Ceux à qui la loi commande la neutralité sont l’ensemble des personnes travaillant pour et au nom de l’Etat. L’entreprise n’est pas dans ce cas-là, elle reste régie par le droit privé. Par conséquent, en l’état actuel des choses, c’est le principe de liberté religieuse qui prévaut ». Néanmoins l’entreprise demeure un lieu régulé ou conditionné par des principes juridiques. Le droit du travail et la doctrine jurisprudentielle encadrent l’expression religieuse en entreprise. Ce qui explique pourquoi il est urgent d’en prendre connaissance et ne pas hésiter à interdire certains comportements dès lors que le droit le permet.
Selon une enquête rendue publique mardi 21 avril, près d’un manager sur quatre est confronté régulièrement au sujet de la religion au travail.
Demandes d’absence pour une fête, port de signes religieux, refus de s’adresser ou de serrer la main à une femme, pause dédiée à la prière: en un an, la question de la religion s’est ancrée au travail. C’est la conclusion de l’étude réalisée par l’Institut Ranstad et l’Observatoire du fait religieux (OFRE) auprès de 1 000 salariés dont la plupart exercent des fonction de cadre.
Selon une enquête de l’institut Randstad et de l’Observatoire du Fait Religieux en Entreprise (OFRE), menée pour la troisième année, 23% des managers déclarent rencontrer régulièrement, c’est-à-dire de façon quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle, le fait religieux dans l’entreprise. Ils n’étaient que 12% dans ce cas en 2014. Selon les auteurs de l’enquête, ce résultat peut traduire une « banalisation » de ces sujets, les salariés hésitant moins à faire des demandes à leur hiérarchie en lien avec leurs croyances ou pratiques religieuses.
Un manager sur deux confronté au fait religieux
Au global, un manager sur deux a déjà été confronté au moins une fois à la question. Les sujets les plus fréquents sont les demandes d’absence pour une fête religieuse (19%), le port de signes religieux (croix, kippa, foulard, turban…) rencontré par 17% des personnes interrogées et les demandes d’aménagement d’horaire (12%). Plus rarement les prières pendant les pauses ou pendant le temps de travail, le refus de travailler avec une femme, ou le prosélytisme.
Dans l’ensemble, le contexte reste apaisé, notent les auteurs de l’étude, puisque 94% des cas rencontrés n’entraînent ni conflit ni blocage. Les raisons qui rendent certains cas plus difficiles à gérer sont d’abord les menaces d’accusation de racisme ou de discrimination et la remise en cause de la légitimité de l’entreprise et/ou du manager à contraindre la pratique religieuse.
Un sujet « compliqué à gérer »
Interrogée sur cette enquête, la numéro un du syndicat des cadres CFE-CGC, Carole Couvert, a reconnu mardi 21 avril que le sujet pouvait être compliqué à gérer pour les managers. « Oui, tout le monde n’est pas à l’aise avec le fait religieux. Tout le monde ne connaît pas l’ensemble des religions, ni les us et coutumes qui sont liés à chaque religion », a dit Mme Couvert sur Radio classique.
Elle a souligné ne pas avoir eu vent d’une hausse des « problèmes de faits religieux« , mais plutôt des difficultés des managers à « comprendre les besoins par rapport à certaines religions, par exemple le respect de certains temps de prière, de certaines périodes de l’année comme le ramadan ». « Tous les managers n’ont pas été formés à cela dans les cursus scolaires, donc ils se retrouvent démunis face à ce type de comportement ou ce type de demande et il vaut mieux en discuter (…) pour trouver ensemble un modus vivendi », a-t-elle souligné.
Elle a relevé qu’« un certain nombre de groupes n’ont pas hésité à avoir une négociation sur le sujet avec les partenaires sociaux et éditer par exemple un petit fascicule pour les managers, je pense par exemple au groupe Casino, et du coup ça démystifie complètement la problématique ». Ce type d’outils, a-t-elle insisté, « permet, y compris à un nouveau manager d’avoir un guide de survie par rapport aux différentes religions pour ne pas commettre de boulettes ». L’enquête est basée sur un questionnaire en ligne rempli entre février et mars par 1.296 salariés, exerçant pour l’essentiel (93%) des fonctions d’encadrement.
Ce que dit la loi
Dans le domaine privé le principe de laïcité ne s’applique pas. Un employeur ne peut pas interdire à un salarié d’exprimer ses convictions religieuses. Cependant, il a le droit de de poser des restrictions précises si la pratique religieuse est incompatible avec le travail exercé, la sécurité ou la bonne marche de l’entreprise. Un employeur n’est donc pas tenu d’accorder des jours d’absence pour des fêtes religieuses? Il peut également interdire certaines tenues (présence de machines dangereuses, ou représentation de l’entreprise à l’extérieur)
Dans le service public, la laïcité, c’est à dire l’obligation légale de neutralité vis-à-vis des religions, s’applique aux représentants de l’Etat ainsi qu’aux employés de structures privées ou d’associations qui agissent pour son compte.Les agents doivent respecter le principe de laicité, censé garantir leur neutralité à l’égard de tous les citoyens. Ces employés n’ont donc par le droit de porter dans le cadre de leurs fonctions des signes ostentatoires d’apprenance religieuse (kippa, voile islamique..). Il en va de même dans les collèges et lycées publics.
Dans l’espace publique, la règle diffère. Le liberté de culte permet d’arborer des signes religieux dans la rue, dans les transports en commun ainsi que sur les bancs des universités. Le voile intégral est en revanche prohibé, au motif qu’il dissimule le visage et l’identité de la personne qui le porte. Les manifestations religieuses sur la voie publique doivent faire l’objet d’une demande d’autorisation à la préfecture, sauf s’il s’agit de traditions locales répétées tous les ans ( par exemple les processions catholiques du 15 août).
La loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État n’a jamais été aussi invoquée que depuis les dramatiques attentats du 7 janvier dernier et les tentatives d’attentat avortées qui ont suivi.
Dans le feu de l’indignation contre un acte qui prétendait punir un « blasphème », beaucoup à gauche, mais aussi à droite, proclament la nécessité de revenir aux valeurs fondamentales de la laïcité : inscrire la loi de séparation dans la constitution ( c’était au programme de Hollande), l’afficher dans toutes les écoles, faire des cours spéciaux d’éducation, voire de rééducation à la laïcité. Certains vont même jusqu’à suggérer de supprimer les fêtes chrétiennes du calendrier ou les saints de la toponymie.
Le danger de cette escalade est qu’elle provoque une réaction de rejet chez les populations que l’on vise d’abord, tels les jeunes musulmans rétifs à crier « Je suis Charlie ».
Il est aussi certain que cette surenchère laïciste affaiblisse encore le christianisme, élargissant ainsi la friche où pourra être semé l’islamisme le plus radical.
Une loi de compromis
Surtout elle méconnaît ce qu’est la réalité de la loi de 1905 et de ses suites. Loin d’être marquée du sceau de la radicalité, elle était, sinon dans son principe, du moins dans son application, une loi de compromis. Elle n’a réussi qu’à ce prix à rétablir la paix religieuse à la veille de la première guerre mondiale et à fonder un mode d’insertion durable du fait religieux dans la République.
Un compromis qui fut trouvé par tâtonnements et qui était nécessaire car la logique laïciste excluant sans réserve le fait religieux de l’espace public aurait tourné à la guerre antireligieuse telle qu’elle fut menée en Union soviétique ou au Mexique.
Le compromis se trouve à tous les niveaux : les églises deviennent propriété publique (et donc leur entretien est une charge publique) mais les cultes, principalement le culte catholique, continue de s’y pratiquer. Ce culte est régi non par les lois de la République mais par les « règles d’organisation générale propres à chaque culte » (article 4), donc le droit canon ; les processions ou autres manifestations publiques sont permises mais à titre exceptionnel pourvu qu’elles ne troublent pas l’ordre public. Il n’y a plus de religion d’Etat, mais des aumôneries subsistent dans les casernes, les hôpitaux, les lycées, les prisons. Dans l’armée, elles sont rémunérées par l’Etat. L’enseignement public est entièrement laïc mais il était interrompu un jour par semaine pour permettre le catéchisme. La loi concernait au départ tout le territoire national mais les anciennes dispositions concordataires furent préservées, non sans débat, en Alsace-Moselle et en Guyane.
Certaines dispositions dérogatoires sont une contrainte pour les églises : ainsi l’interdiction de célébrer un mariage religieux avant le mariage civil, acte cultuel que la loi devrait en théorie ignorer. De même, en interdisant l’enseignement primaire et secondaire – pas supérieur – aux ministres du culte, la République reconnaît le sacrement de l’ordre.
Les textes protocolaires font leur place aux représentants des cultes.
Depuis la dernière guerre, d’autres inflexions ont été apportées au régime de séparation stricte, la principale étant la loi Debré qui permet à l’Etat d’aider les établissements religieux sous contrat.
Il ne faut surtout pas chercher dans tout cela une logique stricte. Le compromis évoqué est forcement boiteux car fondé sur l’intersection entre deux logiques antinomiques tenant compte de manière pragmatique des réalités. Ce compromis a cependant le poids que lui donnent des années d’habitude.
Un compromis du même genre à trouver avec l’islam
Entre la logique totalitaire de l’islam et la logique de la République, il ne faut pas rechercher autre chose qu’un compromis du même genre.
Le culte musulman bénéficie déjà de certains avantages du régime actuel : ainsi les avantages de la loi Debré ont été offerts à certains établissements musulmans ; d’aumôniers musulmans sont rémunérés au sein des armées etc. On peut même penser que l’ingérence de l’Etat au travers du caractère quasi-officiel conféré Conseil français du culte musulman va beaucoup plus loin que ce qu’une interprétation même atténuée de la loi de 1905 pourrait autoriser, pour ne pas parler de certains financements occultes de mosquées par les communes.
Dès lors que le bon sens et la bonne volonté sont au rendez-vous (c’est devenu difficile en notre âge idéologique !), on peut imaginer ce que pourrait être un compromis tout aussi peu systématique entre religion musulmane et Etat laïque : l’usage du voile intégral doit être prohibé sur la place publique, celui du hidjab autorisé mais pas aux agents publics en activité. Il peut difficilement être toléré pour les élèves de l’enseignement primaire et secondaire mais, sauf à ignorer l’ambiance des Universités, on ne voit pas comment l’interdire aux étudiantes.
Les repas des cantines municipales ou scolaires doivent prévoir une option sans porc mais on ne saurait accepter que cette option soit, par facilité ou lâcheté, imposée aux non-musulmans ou que les cantines publiques entrent dans le détail de toutes les prescriptions de la loi coranique : cuisines et vaisselle spéciales. Il faut protéger de toute forme de pressions les élèves ne suivant pas les prescriptions islamiques.
La culture européenne est fondée sur la représentation ; il ne saurait donc être question d’interdire la représentation de qui que ce soit, dès lors qu’elle est respectueuse; mais sans rétablir une loi contre le blasphème, les communautés qui se sentiraient offensées par une représentation gravement injurieuse doivent pouvoir obtenir une réparation devant les juridictions civiles : il vaut mieux en effet que les affaires de ce genre relèvent des juridictions civiles et non pénales.
L’enseignement public doit être, selon les prescriptions de Jules Ferry, respectueux de toutes les croyances y compris chrétiennes, mais ce respect ne saurait conduire à faire leur place à des théories non scientifiques comme le créationnisme – ou la théorie du genre.
Le culte dans la rue peut être toléré s’il n’a pas pas de lieu de culte à proximité mais il ne saurait l’être s’il y en a un, surtout s’il est, par provocation, déserté.
Aucune théorie générale ne permettra de déterminer les contours exacts du compromis à établir mais, devant chaque problème, au cas par cas, il est aisé de déterminer la solution de bon sens qui préserve la paix civile. Ce travail d’approche pragmatique qui a été fait avec la religion catholique reste à faire pour la religion musulmane. Il nous fera davantage progresser que des proclamations aussi emphatiques que péremptoires telles qu’on les a vues fleurir ces derniers temps.
Roland Hureaux
Universitaire, diplomate, membre de plusieurs cabinets ministériels (dont celui de Philippe Séguin), élu local, et plus récemment à la Cour des comptes.
Alors que les Républicains se réunissent ce jeudi pour débattre sur l’islam, une étude montre que les Français sont les plus tolérants d’Europe à l’égard de leurs compatriotes de confession musulmane. Le réflexe qui consiste à brandir l’islamophobie s’agissant des défis de l’intégration de l’islam prouve combien l’approche collective du sujet est déficiente.
Selon une étude réalisée par le think tank américain Pew research Center, les Français ont l’opinion la plus favorable (76%) à l’égard des musulmans résidant en France. Les Britanniques (72%) et les Allemands (69%) arrivent aussi dans le trio de tête des pays partageant cet avis. Les Italiens et les Polonais sont les deux populations majoritairement défavorables aux musulmans de leur pays avec respectivement 61 et 56% d’opinion hostile. Les Espagnols, quant à eux, sont 52% à se manifester en faveur des musulmans situés en Espagne.
Atlantico : Un sondage réalisé par Pew Research Center, révèle que, parmi les Européens, c’est la population française qui a l’opinion la plus favorable des musulmans – à 76%, devant les Britanniques qui sont 72% à partager cet avis Pourtant, les Français sont aisément soupçonnés d’islamophobie, en témoigne les innombrables campagnes lancées sur le sujet et la focalisation sur le décompte des actes islamophobes. Pourquoi un tel biais ?
Rémi Brague : J’espère que l’inventeur du mot « stigmatisation » l’a fait breveter, car, si oui, il a dû faire fortune. On fait passer sous ce pavillon les marchandises les plus variées. J’aimerais que l’on mette à la place le mot de « critique ». Et pour deux raisons : d’une part, il implique que l’on distingue (c’est le sens du verbe grec qui en constitue l’étymologie) ce qui est bon de ce qui est mauvais. Et d’autre part, il suppose que l’on a des arguments à faire valoir, et pas simplement des affects. Or, parler de stigmatisation, ou de phobie, c’est suggérer que l’on est en présence de réactions purement épidermiques, et en tout cas injustifiées.
L’emploi du mot « racisme » est aussi un de ces mots qui empêchent de penser. Une religion n’est pas une race. Si la notion de race est vraiment solide (pour ma part, je la trouve molle…), elle désigne une qualité innée que l’on ne peut pas perdre : un Saint-Bernard ne devient pas un chihuahua. Or, une religion, en revanche, est quelque chose dont on peut changer. Sauf peut-être, justement, pour l’islam, qui se considère comme étant la religion « naturelle » de l’humanité. Une déclaration attribuée à Mahomet dit que tout homme naît selon le « naturel » (fitra) et que ce sont ses parents qui en font un juif ou un chrétien. Mais ils n’ont pas besoin de le faire musulman, car il est supposé l’être déjà.
Guylain Chevrier : Tout d’abord, la France ne l’oublions pas est une terre d’accueil et d’intégration, de tolérance des différences, mais sur le modèle du pacte républicain, à savoir, sous la condition de respecter ce qui nous est commun, la loi, les libertés, le politique, la démocratie, la Nation. La Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour L’égalité (HALDE) lorsqu’elle était en fonction, avait rendu une étude où parmi les critères de discrimination la religion ne représentait que 2% de l’ensemble, ce qui est encore vrai dans les récentes études du Défenseur des droits. On sait combien cet argument de l’islamophobie est avancé par certains à bon escient, avec l’exagération qu’il porte, pour parer à toute exigence critique constructive dans les rapports que l’islam entretien avec notre société, alors que les choses ici ne vont pas de soi. Dans la plupart des pays dits musulmans, l’islam est religion d’Etat contrairement à la France, dont la loi de séparation des Eglises et de l’Etat est le pilier de sa République. Il y a pour toute nouvelle religion un chemin à accomplir pour embrasser les institutions républicaines et trouver sa place, c’est là l’enjeu qui a été brouillé derrière l’entretient du fantasme d’une société rejetant massivement l’islam, bien que refusant certains excès du religieux (loi interdisant de se dissimuler le visage dans l’espace public, dite par certains, anti-burqa).
Ghaleb Bencheikh : En toute rigueur et dans l’absolu, dans les nations démocratiques, les sondages qui sollicitent l’opinion d’une frange de la nation sur une autre frange sont plus que problématiques. Toutefois, le résultat de ce sondage remet les choses à plat. Il permet d’engager des ressources afin de gagner cette bataille pour construire une nation commune, fière de son Histoire commune, le général de Gaulle a raison de dire « cette France qui vient du fond des âges ». Et tous les citoyens doivent aussi être solidaires de ce patrimoine.
En tant que citoyen de confession islamique, il est nécessaire de refonder notre pensée théologique. Nous pouvons le faire en France, et nous devons le faire en France. Les musulmans, les théologiens, doivent s’atteler à cette vaste entreprise qui ne pourra se passer de la désacralisation de la violence, de revoir le discours classique, voire rétrograde, de sortir de l’obscurantisme qui prévaut dans les banlieues ou dans certaines mosquées. Il faut également former les imams à l’esprit intelligent ; insuffler l’amour de la France dans le cœur des imams et des musulmans, prier pour la République comme le font nos compatriotes juifs. Se sentir corps dans la nation, répondre par le fameux aphorisme prophétique « aimer sa patrie d’une marque de foi ». Cela correspond à participer au récit national. Cela permettrait de passer outre une vision archaïque de la religion, et surtout entreprendre ce travail de refondation de la pensée théologique.
En quoi cette dénonciation largement exagérée de l’islamophobie a-t-elle pu parasiter l’image que l’on se fait de l’islam ?
Guylain Chevrier : L’exagération vient déjà du terme lui-même, que l’on traduit par « délit de blasphème », interdiction de la critique d’une religion. Ce qui implicitement signifie que tout ce qui touche à l’islam ne pourrait être dit que par les musulmans eux-mêmes. Le caractère de victimisation qu’il porte dans cet état d’esprit a aussi eu tendance à exaspérer, en présentant en quelque sorte l’islam comme la seule chose qui ne pourrait supporter le débat démocratique au pays des idées. Ce terme a donc une forte connotation politique qui a eu pour effet de faire écran à l’ouverture d’un véritable dialogue avec nos concitoyens de confession musulmane.
Il y a une autre responsabilité. Celle des grands médias, a avoir repris ce terme sans nuance. Mais aussi parallèlement, du fait de parler systématiquement de « communauté musulmane » lorsque sont évoqués les musulmans (France info peut dire « 4 millions de musulmans commencent aujourd’hui le ramadan » au début du jeune), donnant l’impression d’un tout homogène, où la pensée démocratique ne circule pas, figé sur des préjugés religieux. Une situation alimentée par une partie des musulmans qui se sont affirmés à travers une visibilité propre à des manifestations vestimentaires qui ont rompu avec la neutralité de notre société sécularisée. Le port du voile est ainsi perçu comme la volonté de faire passer des valeurs religieuses avant celles de la société, et comme le refus du mélange au-delà de la communauté de croyance. Tout le contraire de la mixité sociale et culturelle qui est une valeur capitale de notre république égalitaire, qui ne survivrait pas à une séparation selon les différences.
La progression des communautarismes, des inégalités sociales et territoriales, au détriment du vivre ensemble, qui a contribué au développement de tensions et du repli sur soi, constitue une situation qui a encouragé le recours à l’argument de la lutte contre l’islamophobie.
Quels sont les défis l’islam pose à la société française ? Quelles sont les failles dans nos modes de pensées traditionnels qu’il révèle ?
Guylain Chevrier : Face à une minorité agissante qui a fait un usage outrancier de la lutte contre l’islamophobie, on a cédé sur la nécessité de tenir bon sur la laïcité. Ainsi, la laïcité qui assure la liberté de conscience de tous les citoyens s’est trouvée réduite aux yeux des différentes majorités à la seule « liberté religieuse » ou au dialogue inter-religieux. Au lieu de traiter les musulmans d’abord comme des citoyens, on a créé de toute pièce un organisme qui était censé les représenter, le Conseil Français du Culte Musulman, tendant à figer les possibilités d’une intégration républicaine par l’effet d’identification communautaire ainsi créé, dont certains ont su s’emparer pour jouer de cette logique. Les élus, peu ou prou, participent trop souvent au financement public des lieux de culte, croyant acheter ainsi la paix sociale. Des pratiques qu’a entérinées le Conseil d’Etat à travers toute une série de dérogations qui aménagent le principe de laïcité pour le vider de son sens. A l’école, sous couvert de laïcité, c’est l’obsession du renforcement de l’enseignement du fait religieux auquel on fait appel, pour organiser l’intégration des élèves par leurs différences. On a cru par là voir une solution au mal être qui règne, appuyant dans le sens de ce qui sépare alors qu’il s’agirait de redonner au contraire, au principe de laïcité, toute sa portée d’intérêt général. D’autant qu’elle culmine dans la protection des différences, à porter au-dessus de toutes le bien commun, assurant ainsi qu’aucune d’entre elles ne prenne le pouvoir sur les autres.
A l’affirmation de l’islam, on a répondu par le traitement égal des religions, ce qui a été une erreur. On a ainsi donné une réponse à un tout qui est en réalité hétérogène, avec des musulmans divers qui entendent pouvoir choisir leur façon d’exercer leur religion sans que l’on encourage à ce qu’on leur impose une seule façon de voir, par voie d’assignation. D’autant que nous avons affaire à une religion en mouvement.
Ghaleb Bencheikh : Interdire toute critique de l’islam, y compris de l’islamisme ou du fondamentalisme sous prétexte de l’islamophobie n’est pas sain. En revanche, ce que j’appelle la misislamie, c’est-à-dire, la haine de l’islam assumée et l’hostilité déclarée et revendiquée à l’encontre des musulmans est totalement inacceptable. Et elle doit tomber sous le coup de la loi. Pour le reste, on ne peut pas avancer sans une critique constructive. Nous devons même en être demandeurs. Toute doctrine ou philosophie, toute théologie qui ne s’affirme pas dans le débat, et qui fuit le choc des idées finit par s’atrophier et se vulnérabiliser. Il ne reste plus que le fanatisme pour essayer de survivre quelques instants.
Notre démocratie, fût-elle évolutive et perfectible, nous permet de vivre sous un ciel plus clément à Paris qu’à Riyad ou à Khartoum ou à Alger, et il incombe à nos compatriotes de confession islamique de poser un débat académique, intellectuel, porteur et émancipateur. Je suis atterré de voir que beaucoup parmi les musulmans sont plutôt dans une logique de religiosité sauvage, comme l’aurait dit le Cardinal Danielou, une religiosité crétinisante, davantage opérée de manière comptable sur le licite ou l’illicite pour rentrer au paradis et éviter de périr par le feu de l’enfer. Ceci n’est pas bon : les idioties sur les effets alimentaires ou vestimentaires reflètent l’idée que nous n’avons pas su sortir des basses-eaux d’une religiosité archaïque.
Comment cette dimension politique de l’islam se traduit-elle concrètement ?
Rémi Brague : En principe, l’islam considère les nationalités et les origines sociales comme secondaires par rapport à l’appartenance à la « nation » (umma) islamique. Dans l’histoire, telle que les musulmans se la racontent, on attribue toute sorte de maux à l’attachement exclusif à une nation particulière. Quant à savoir comment « les » musulmans de France ressentent leur appartenance à la France, comment ils la situent par rapport à d’autres appartenances, cela varie selon les individus.
C’est aussi nous qui rabattons certaines personnes sur leur identité musulmane, alors que nous pourrions les considérer, comme ils se considèrent eux-mêmes, comme pouvant être certes musulmans en matière de religion, mais aussi comme originaires de tel pays du Maghreb, du Levant ou d’Afrique noire, comme parlant tel langage (« les Arabes », quelle insulte pour les Berbères !), comme exerçant tel métier, etc.
Cette nature politique de l’islam est-elle compatible avec la conception française de la laïcité et de la liberté de conscience qui reposent sur l’idée que la religion relève de la sphère privée ? En quoi l’islam fait-il exploser nos catégories de pensée traditionnelles ?
Rémi Brague : Notre notion de « religion » est calquée sur le christianisme. Nous distinguons ainsi des activités que nous considérons comme religieuses, par exemple la prière, le jeûne, le pèlerinage, et d’autres qui, pour nous, ne relèvent pas du religieux, comme certaines règles de vie : interdictions alimentaires, vestimentaires, rapports entre sexes, etc. Or, pour l’islam, ce sont là des parties intégrantes de la religion. Ce qu’ils appellent « religion », c’est avant tout un code de comportement, une démarche à suivre (c’est le sens du mot sharia). Il en est ainsi parce que le Dieu de l’islam n’entre pas dans l’histoire, soit par alliance (judaïsme), soit en poussant l’alliance jusqu’à l’incarnation (christianisme), mais y fait entrer la manifestation de Sa volonté, sous la forme de commandements et d’interdictions. Le message divin est soit une répétition des messages précédents (un seul Dieu, qui récompense et punit), soit une législation la plus précise possible. Le judaïsme connaît lui aussi un code de conduite très précis, mais ce code ne vaut que pour les Juifs. L’islam, lui, dit que tout homme doit s’y conformer.
Nous avons du mal à le comprendre, mais l’islam est avant tout un système de règles qui doivent avoir force de loi dans une communauté. Ces règles peuvent être appuyées par l’Etat si celui-ci est musulman, auquel cas on aura une police spéciale pour assurer, par exemple, le respect du jeûne du ramadan ou la vêture des femmes. Mais si la pression sociale (parents, grands frères, etc.) ou la force de la coutume y suffisent, tant mieux. L’islam distingue une invocation de Dieu qui peut se faire en privé, et une prière publique, avec des formules et des gestes déterminés. C’est elle qui constitue l’un des cinq « piliers » de l’islam.
La laïcité, notre vache sacrée, n’est pas elle-même une idée très claire.
C’est une cote mal taillée, produit d’un compromis entre deux instances localisées et historiquement datées : l’Etat français du XIXe siècle et l’Eglise catholique. L’appliquer telle quelle à l’islam, à la mesure duquel elle n’a pas été taillée, entraîne des mécomptes. Le christianisme a l’habitude de séparer la religion et les règles juridiques ; pour l’islam, le seul législateur légitime est Dieu.
Pourquoi est-il important aujourd’hui de sortir de la confusion entretenue autour de l’islam ? Quels sont les faux débats qui ont pu émerger ?
Guylain Chevrier : Le temps est à une clarification vitale pour pouvoir avancer. Il s’agit d’inverser le sens des choses pour mettre en valeur l’apport d’une laïcité bien comprise par tous, s’exprimant à travers l’égalité de traitement devant la loi indépendamment de la religion, de la couleur ou de l’origine, donc un humanisme qui permet l’accès de chacun aux mêmes biens, économiques et sociaux par exemple, qui ne peut se négocier dans ses principes essentiels. Il n’y a pas de religion à exclure par principe de cette convergence, de la compréhension de cette communauté de biens, mais faut-il encore lever les confusions que comprend par essence le terme islamophobie.
Dans un contexte d’’agitation autour de la lutte contre l’islamophobie, on a vu monter les revendications religieuses à caractère communautaire d’une minorité de musulmans parfois très militants : jours fériés musulmans en remplacement de jours chrétiens en réalité laïcisés, revendications de salles de prières dans les entreprises qui ne sauraient être des lieux de culte, de piscines ouvertes à des horaires spécifiques uniquement pour des femmes ce qui est discriminatoire… L’affaire Baby Loup, qui a donné lieu aux pires procès en islamophobie, a été finalement un marqueur de la période pour montrer toute l’importance que tous se retrouvent sur les mêmes valeurs, et qu’au nom d’une religion ou d’une autre, on ne puisse imposer la reconnaissance juridique des particularismes qui conduisent inévitablement à la différence des droits.
Pour autant, ce n’est pas la première fois que cette crainte de l’islamophobie est factuellement déboutée. Entre islam et nation française, comment sortir de l’émotion pour revenir à la raison ?
Guylain Chevrier : A force d’utiliser l’argument de l’islamophobie pour empêcher le débat public sur les rapports qu’entretient la République avec l’islam, ses grands enjeux ramenés à la simple question de l’accepter ou de le rejeter, non seulement de la part du CFCM ou de l’UOIF, mais des grandes formations politiques, on a nuit à une nécessaire réflexion au regard des rapports entre cette religion et notre société. On a laissé se développer l’idée que la laïcité serait un instrument ne visant qu’à la stigmatiser et à la restreindre. Il faut montrer que c’est un outil de libération et que les règles qui s’appliquent à tous de manière universelle ne sont en aucune façon hostiles aux musulmans, mais au contraire, à ne pas leur faire un sort particulier et visent à ce qu’ils prennent toute leur place dans l’espace commun citoyen. Cela ne peut aller sans pointer c’est vrai, certains problèmes, telle l’égalité hommes-femmes contestée par les textes (Coran – Sourate 4), une des clés de voûte aujourd’hui de notre société.
Cela passe aussi par une réforme indispensable plus large de l’islam, comme le rappel l’anthropologue des religions Malek Chebel1, entre autres, en ce qui concerne la séparation du politique et du religieux, qui n’est pas encore acquise et est indissociable de la modernité démocratique. Les politiques ne devraient pas s’immiscer dans l’univers religieux en croyant pouvoir y influer en faveur de l’enseignement d’une religion apaisée, mais garantir le cadre qui place la religion en situation de devoir s’adapter à un ensemble dans lequel elle peut parfaitement trouver sa place en en comprenant le sens, et ce, sans toucher à la citoyenneté, première dans l’ordre de l’identité et de la reconnaissance de chacun au regard de tous.
Encore très peu nombreux, ces établissements ont le vent en poupe. Ils rassurent une communauté en quête d’affirmation identitaire mais aussi de bons résultats scolaires. L’Etat doit-il les prendre dans son giron pour mieux les contrôler ?
Ouvert depuis 2009, le collège-lycée Ibn-Khaldoun, à Marseille, espère passer sous contrat à la rentrée. Ici, une classe de cinquième. France Keyser/Myop pour L’Express
Le silence règne dans la vaste salle ripolinée de blanc où l’odeur de peinture est encore prégnante. Les étagères parsemées de livres aux couvertures plastifiées sont prêtes à accueillir les ouvrages que le documentaliste déballe des cartons. « Ça commence à bien se remplir », se réjouit-il à voix basse, pour ne pas déranger la jeune fille qui révise ses leçons dans un coin de la salle.
« Ce qui marche le mieux, ce sont les mangas et la science-fiction. Mais nous avons aussi des livres sur l’islam et des contes en arabe d’un niveau accessible. » A l’heure du déjeuner, dans cet établissement privé musulman des quartiers nord de Marseille, les élèves se précipitent pour emprunter ou dévorer sur place les livres mis à leur disposition.
Embauché à mi-temps en septembre, le responsable du centre de documentation et d’information (CDI) constitue petit à petit une bibliothèque où se côtoient littératures contemporaine et classique. « Je ne m’interdis rien, même si certains parents ont été un peu choqués par L’Attrape-coeurs ou L’Herbe bleue. »
Orchestrée dans l’urgence, en deux mois, pendant l’été 2014, la création du CDI a été exigée par le rectorat, dans la foulée de son inspection. Supprimer l’issue de secours de la mosquée donnant sur le réfectoire, installer un point d’eau dans le laboratoire, réunir le conseil d’établissement trois fois par an et réorganiser l’emploi du temps en plaçant les cours optionnels – éducation musulmane – en début ou fin de journée…
Mohsen Ngazou, le directeur d’Ibn-Khaldoun, a appliqué ces recommandations à la lettre. Ces jours-ci, il attend avec fébrilité le verdict du ministère. Il espère décrocher enfin le fameux contrat. Une reconnaissance du travail accompli depuis 2009 et une bouffée d’oxygène pour le compte en banque d’Ibn-Khaldoun, dont une partie des professeurs seraient, dès lors, payés par l’Etat. Les pieds dans la glaise, il arpente avec enthousiasme le chantier inachevé de l’établissement et rêve aux futurs bâtiments, qui pourraient accueillir, à terme, près de 500 élèves.
7600 institutions catholiques et 250 écoles juives
S’il obtient le contrat d’association, Ibn-Khaldoun sera le quatrième établissement musulman de France à bénéficier du soutien de l’Etat. Un score sans comparaison avec les 7600 institutions catholiques et les 250 écoles juives. Pour être placé « sous contrat », un établissement doit se prévaloir d’une ancienneté de cinq ans et être jugé conforme par le rectorat. Il existerait actuellement en France une petite quarantaine d’écoles musulmanes et une cinquantaine en projet, dont une dizaine ouvriront dans deux ou trois ans.
A l’oeuvre depuis une dizaine d’années pour sortir l’enseignement musulman de la marginalité, l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) passe aujourd’hui à la vitesse supérieure. Création de la Fédération nationale de l’enseignement privé musulman (Fnem), lancement de formations, organisation, le 23 mai, des premières assises.
« Nous souhaitons mutualiser nos expériences et accompagner les initiateurs de projets pour faciliter leurs démarches », expose Makhlouf Mamèche, qui cumule la présidence de la Fnem avec ses responsabilités de viceprésident de l’UOIF et de directeur adjoint du lycée Averroès (Nord). Pour Amar Lasfar, président de l’UOIF, après la focalisation sur la construction des mosquées, « l’ère de l’école est venue ». Plusieurs cadres de l’UOIF se trouvent aujourd’hui à la tête d’écoles musulmanes.
La tentation du privé
Au cours des deux dernières années, de nombreuses initiatives locales ont fleuri, à Carpentras, Nanterre, Toulouse, Halluin, Argenteuil, Nice ou Toulon, encouragées par une communauté inquiète et soucieuse de donner le meilleur à ses enfants. « Longtemps, les musulmans ont préféré fréquenter l’école publique, pour être dans la République. Les imams eux-mêmes les y encourageaient, analyse Bernard Godard, spécialiste de l’islam et auteur de La Question musulmane en France (1). Aujourd’hui, les aspirations de la classe moyenne ont évolué. »
La loi du 15 mars 2004 sur le port de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse, puis la défiance générale à l’égard de l’école ont gonflé les départs des enfants de la communauté musulmane vers le privé. A Marseille, dans certains établissements catholiques, ils représenteraient 50% des effectifs. La demande d’ouverture d’écoles confessionnelles se fait plus pressante. Les polémiques sur l' »ABCD de l’égalité », l’an dernier, et les surenchères récentes du FN et de Nicolas Sarkozy sur la laïcité ou les « repas de substitution » font monter la tension d’un cran.
A Nanterre, l’association Orientation, qui ouvrira à la rentrée la première école musulmane des Hauts-de-Seine, a reçu 50 demandes d’inscription pour 20 places disponibles. A Grenoble, à la Plume, l’une des premières écoles élémentaires privées de confession musulmane, apparue en France il y a quatorze ans, la directrice a refusé 60 dossiers pour la rentrée de 2015. A Averroès, le célèbre établissement lillois, classé meilleur lycée de France en 2013 avec 100% de réussite au bac, les inscriptions sont closes depuis décembre.
Dans son bureau donnant sur le parking du RER, entre deux vrombissements de train, Mahmoud Awad, président du collège-lycée Education et savoir, situé à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne) et créé en 2008, se confie. Lui aussi attend avec impatience, pour ces jours-ci, la réponse du rectorat à sa demande de passage sous contrat. Surtout pour soulager la situation financière ultratendue de l’association.
« Une équipe d’inspecteurs de l’Education nationale a passé deux jours chez nous l’an dernier et elle est revenue cette année. Comme demandé, nous avons loué une salle supplémentaire pour le réfectoire, afin d’y faire déjeuner nos 117 élèves », rapporte, dans un soupir, cet ingénieur, délégué régional de l’UOIF, en désignant le tableau de financement de l’établissement affiché sur le mur.
Leurs cartes maîtresses : élitisme et excellence
Visage ouvert et attitude bon enfant, les élèves de seconde de ce lycée, réquisitionnés par la direction pour répondre à nos questions, expriment leur satisfaction. Sonia (2), 17 ans, se destine aux études de médecine : « J’aurais pu aller chez les cathos. Mais ici, à 13 par classe, on apprend vraiment bien. En prime, on peut faire nos prières. » Sidi (2) fréquente Education et savoir depuis la classe de sixième et supporte une heure de trajet pour venir jusqu’à Vitry : « Plusieurs amis m’en avaient parlé. J’ai essayé et je n’ai plus voulu changer. Les profs nous encouragent beaucoup. Et ils nous apportent une aide individuelle. On peut même leur envoyer des e-mails. »
Amelle Bekri enseigne le français à Vitry depuis deux ans à raison de dix-sept heures par semaine. Cette jeune femme, qui porte le voile, suit scrupuleusement le programme de l’Education nationale. « Les enfants bénéficient d’un soutien scolaire en maths et en français, précise-t-elle. Les résultats sont excellents. Bon nombre de nos anciens élèves sont aujourd’hui dans des grandes écoles. »
Comme Ibn-Khaldoun ou Education et savoir, les établissements désireux de passer au plus vite sous contrat évitent de trop mettre en avant les salles de prière à la disposition des élèves ou les cours d’éthique musulmane. Lesquels, généralement optionnels, sont cependant la plupart du temps suivis avec assiduité. Vis-à-vis de l’Etat comme des parents, ces écoles brandissent une carte maîtresse : élitisme et excellence. Mais… la recette ne fonctionne pas si facilement.
A Décines, dans la banlieue lyonnaise, le groupe scolaire Al Kindi, devenu le plus grand établissement musulman de France, a longuement bataillé avec le rectorat, il y a quelques années, lorsque celui-ci s’est opposé à trois reprises à son ouverture, invoquant des raisons d’hygiène et de sécurité. Perçue comme une croisade anti-islam, l’opposition du recteur de l’époque, Alain Morvan, avait mobilisé la communauté musulmane. Si la médiatisation du conflit a finalement levé les obstacles, Al Kindi n’a toujours pas obtenu la possibilité de passer toutes ses classes sous contrat.
A Montigny-le-Bretonneux, dans les Yvelines, Slimane Bousanna peine, lui aussi, à décrocher le contrat d’association. « Je comprends que l’émergence de ces écoles puisse crisper. Mais, contrairement à d’autres, nous ne sommes pas l’émanation d’une mosquée. De plus, nous avons fait revenir sur les bancs de l’école des enfants scola risés à la maison ! »
A Halluin (Nord), à la même adresse que la mosquée, un projet d’école élémentaire qui prévoit d’accueillir 110 élèves suscite l’inquiétude du maire, Gustave Dassonville (UMP). Pour l’heure, l’élu refuse de délivrer une autorisation d’ouverture, signalant l’absence de cour de récréation et de signa létique pour les sanitaires. Un prétexte ? « C’est un dossier complexe qui pourrait devenir explosif si l’on n’y prend pas garde », s’alarme-t-il. Lors des journées portes ouvertes, l’école aurait recueilli près de 90 inscriptions. « Mais la plupart ne viennent pas d’Halluin et 95% des habitants sont vent debout contre ce projet », assure le premier magistrat de la ville, qui craint, sans en avoir la preuve, un entrisme de l’islam radical.
L’origine des fonds suscite la méfiance
« Il existe une forme de suspicion à l’égard des établissements musulmans, constate l’ancien recteur Bernard Toulemonde. Mais ceux qui demandent à passer sous contrat ne sont pas tenus par des salafistes ! » « L’attitude de certaines écoles nous cause du tort », reconnaît le président de la Fnem, offusqué, par exemple, qu’à l’école primaire Hanned, à Argenteuil, les petites filles portent le foulard. « A Roubaix, à l’école Arc-en-ciel, ils ont refusé de nous recevoir car nous sommes des hommes », explique-t-il encore.
Autre sujet qui suscite la méfiance : l’origine des fonds. Officiellement, ils proviennent uniquement de collectes dans les mosquées ou de dons. Mais l’opacité due à l’anonymat – justifié au nom du Coran – ne permet pas de vérifier si les écoles ne sont pas en partie financées par des pays étrangers.
En cet après-midi ensoleillé d’avril, Mme S., professeur de français au collège Ibn-Khaldoun, a tiré les rideaux pour passer des diapositives. Après avoir travaillé dans un établissement privé de confession juive, cette jeune femme en jean enseigne ici depuis deux ans. Au programme de ce lundi, pour cette classe de seconde, l’étude des figures de style. Anaphore, litote, gradation, hyperbole… chacune est illustrée par une photo projetée sur le mur. Assis côte à côte, les jeunes filles (voilées ou pas) et les garçons tentent de trouver les définitions correspondantes.
La classe est calme, les élèves chuchotent pour communiquer entre eux. L’ambiance est studieuse. Lorsque apparaît, seins nus, le personnage principal du tableau d’Eugène Delacroix La Liberté guidant le peuple, la classe ne moufte pas. Ailleurs, l’image aurait immanquablement provoqué quelques ricanements, travers d’adolescents en pleine puberté. « La rigueur et la discipline sont les marques de fabrique d’Ibn-Khaldoun, relève Abdallah Tizeggaghin, père d’un garçon en classe de seconde. En plus d’assurer la scolarité, on y forme de bons citoyens qui connaîtront leur culture d’origine. Des enfants qui ne seront pas récupérés par des manipulateurs », assure-t-il.
L’accusation de communautarisme menace
Quête de sécurité ou repli identitaire ? Selon le chercheur Samir Amghar, coordonnateur d’une étude sur l’enseignement musulman (3), l’ambition de l’UOIF relève du prosélytisme : le mouvement souhaite « mettre en oeuvre les moyens en vue de faire perdurer l’identité religieuse dans les communautés immigrées musulmanes ». D’après cette enquête, l’objectif de ces écoles est aussi de former une élite susceptible de fournir des cadres à la communauté musulmane. D’où une sélection drastique fondée sur les résultats scolaires et le comportement.
La polémique qui, en début d’année, a ébranlé le lycée Averroès, mis en accusation par un professeur de philosophie stigmatisant des dérives antisémites de certains élèves, a souligné les lignes de faille d’un modèle encore fragile. « Il faut clarifier la place du religieux dans l’établissement », exigent les inspecteurs de l’Education nationale qui n’ont pas trouvé d’autres reproches à formuler à l’issue de leur mission effectuée en février. « Nous allons réactiver le conseil pédagogique, mettre en place plusieurs instances, comme une commission ‘Vie citoyenne’ et une cellule de veille », détaille le directeur d’Averroès, Hassan Oufker.
Le travail déjà entamé a permis de faire remonter des informations utiles : « Nous avons appris que certains professeurs félicitaient les élèves en arabe sur leur copie ou acceptaient de séparer les filles et les garçons lorsque ceux-ci en faisaient la demande. Or c’est totalement étranger à nos principes », assure-t-il, reconnaissant tout de même que la mixité n’est pas pratiquée lors des cours de gymnastique.
Faut-il donc encourager l’essor des écoles musulmanes ? Le cabinet de Najat Vallaud-Belkacem s’interroge. Passer un contrat avec les établissements est clairement la meilleure façon de contrôler leur fonctionnement. Mais l’accusation de communautarisme menace et n’épargne pas une ministre souvent attaquée sur ses origines par les extrémistes. A l’heure où la République peine à panser ses plaies de l’après-Charlie, le gouvernement marche sur une ligne de crête. D’autant que, au sein du PS, le sujet fait des vagues. Alors, tandis qu’ils attendent la décision du ministère concernant leur passage ou non sous contrat, les dirigeants des écoles musulmanes n’ont d’autre solution que de multiplier les collectes auprès des mosquées et des mystérieux bienfaiteurs anonymes.
De la gauche à la droite, l’embarras
« C’est la seule communauté qui ne soit pas représentée à sa juste valeur »: Samia Ghali, sénatrice socialiste des Bouches-du-Rhône, est à fond pour le développement des écoles privées musulmanes. « Plus on frustre les gens, plus on encourage la radicalité », avance-t-elle.
Au PS, le sujet est explosif. Les divergences sont apparues lors d’un communiqué de presse du secrétaire national à la laïcité et aux institutions, publié en février et prenant position en faveur du développement d’écoles musulmanes. Plusieurs membres de cette commission se sont aussitôt désolidarisés du secrétaire national : encourager ces écoles constituerait un coup de canif au principe de laïcité.
Lors d’un bureau national, le 21 avril, la question de l’enseignement confessionnel musulman a été soigneusement évitée afin de refermer le couvercle sur les dissensions. A l’UMP, en attendant la journée de réflexion consacrée à l’islam au mois de juin, on se tient à un silence prudent. Pas question, surtout, de rappeler cette phrase récente de Nicolas Sarkozy sur TF 1 : « Si vous voulez que vos enfants aient des habitudes alimentaires confessionnelles, allez dans un établissement privé. »
(1) La Question musulmane en France, par Bernard Godard (éd. Fayard).
(2) Les prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat.
(3) « L’enseignement de l’islam dans les écoles coraniques, les institutions de formation islamique et les écoles privées », IISMM-EHESS, juillet 2010.
Le Québec a-t-il si peur de perdre son identité qu’il exige de ses immigrants une soumission immédiate, une allégeance rigoriste à ses valeurs? Faut-il que ses habitants manquent à ce point de confiance en leur Province pour renier les principes les plus élémentaires d’une démocratie occidentale (la tolérance, la raison et la mesure) ? La désormais célèbre affaire Diane Blain illustre ce malaise qui traverse la société québécoise depuis plusieurs années. Un malaise qu’il faut comprendre, mais aussi apaiser.
« Ton voile, il heurte mes valeurs »
Retour rapide sur les faits, tels qu’ils ont été rapportés par la principale intéressée sur la radio 98,5 dans l’émission Dutrizac. Diane Blain se rend à la clinique dentaire de Montréal pour y subir un soin. À son arrivée, elle est prise en charge par une étudiante de 3e année, comme c’est d’usage dans l’Université. Problème : ladite étudiante est voilée. « Est-ce que c’est toi qui vas me donner les soins? », lui demande alors Mme Blain. « Oui madame, mais nous serons deux », lui répond l’étudiante. Poliment, mais fermement, la patiente insiste: « Oui, mais toi, est-ce que tu vas me donner des soins? Écoute, je préfèrerais voir quelqu’un d’autre. Parce que toi, avec ton voile, je suis vraiment pas à l’aise. Ça brime mes valeurs d’égalité hommes-femmes.» Sans un mot, l’étudiante voilée tourne les talons et quitte la pièce. Deux de ses collègues la remplacent et commencent les examens. « Dont une musulmane non voilée qui était très gentille », s’empresse de préciser Mme Blain. Un Docteur débarque alors et demande des explications à la patiente quant à son attitude avec l’étudiante: « C’est contre mes valeurs, argumente-t-elle. Moi, jamais je n’affiche mes signes religieux ou politiques. Et je n’accepte pas d’être soignée par une femme qui porte ce voile symbole de soumission.» Face à sa position catégorique, l’hôpital n’aura d’autre solution que de la renvoyer chez elle sans lui prodiguer les soins demandés. À l’antenne, Mme Blain précise alors sa pensée: « Vous savez, moi je me suis battu toute ma vie pour les droits des femmes. J’ai 70 ans, mes valeurs sont profondément ancrées en moi. À 21 ans, moi j’étais mariée, j’avais un enfant et je n’avais pas le droit de signer un chèque, ou d’emprunter, ou d’avoir une auto à mon nom. Et là en 2015, on va me demander de régresser et d’accepter la soumission de la femme ? » Avant de conclure: « J’aurais du demander un accommodement raisonnable. (…) J’ai le droit d’avoir des soins par une personne que j’ai choisie. »
Soulevons le voile
Par quel bout prendre cette polémique? Attrapons d’abord ce bout de tissu qui pend et osons la question: de quoi le voile est-il le nom ? «De la soumission», répondent en chœur Mme Blain et ses soutiens. No pasaran, vade retro et tutti quanti, le refrain est connu. Sauf que faire cette réponse, c’est transformer un accessoire vestimentaire en barrière civilisationnelle.
Faire cette réponse, c’est donc indirectement donner raison aux intégristes musulmans, les laisser gagner sur le terrain du symbole. Autrement dit, faire cette réponse, c’est accepter ce choc des civilisations dans lequel les islamistes veulent nous entrainer. Or, le problème posé aux civilisations occidentales, ce n’est pas le voile, mais l’absolue liberté des femmes de le porter ou pas. Contrairement à ce que le marketing salafiste nous martèle, la femme voilée n’est pas nécessairement synonyme d’oppression masculine ou d’insultes aux valeurs occidentales. En tout cas pas plus que cette mère de famille qui fait la vaisselle et s’occupe des enfants pendant que son mari boit une bière devant la partie de hockey. Pas plus non plus que ces filles en mini-jupe, talons hauts et vêtements transparents qui ornent le bras de leurs chums à la sortie des boîtes de nuit. Pas plus enfin que ces strip-teaseuses qui paient leurs études en exhibant leurs corps aux touristes du Grand Prix. Le rôle de l’État, son devoir vis-à-vis de toutes ces femmes n’est pas de savoir si leurs accoutrements, leurs comportements ou leurs choix de vie contreviennent à une quelconque morale publique, mais de s’assurer qu’ils sont librement choisis et consentis.
Compte tenu de l’histoire du féminisme québécois, la question du voile est par définition sensible dans la Province.
La réaction épidermique et les justifications de Mme Blain sont à ce titre exemplaires. Mais faire du voile un champ de bataille, c’est se tromper de combat. Au même titre qu’une femme qui choisirait aujourd’hui de rester au foyer, de s’occuper des enfants et de faire le ménage ne serait pas nécessairement une héritière des grands-mères québécoises soumises à leur mari, une étudiante voilée n’est pas automatiquement un symptôme de la folie sanguinaire des salafistes de Daesh. Pour l’une comme pour l’autre, cela peut juste découler d’un choix personnel, d’une liberté qu’il revient à la société québécoise de garantir et de faire respecter. Mais ce choix, à partir du moment où il est fait en toute indépendance (on insiste), n’a pas à être soupçonné par principe. Le reste – les diktats sociétaux que ces femmes s’imposent à elles-mêmes, ce qu’elles renvoient comme symbole dans l’espace public, si elles se respectent ou pas – ça ne regarde personne. Une fois encore, on veut dicter aux femmes ce qu’elles doivent faire, la manière dont elles doivent s’habiller, la façon dont elles doivent se comporter. C’est ainsi qu’on les soumet, c’est ainsi qu’on régresse. En 2015, défendons les femmes de toutes nos forces, mais de grâce, laissons-les tranquilles.
Pompier pyromane
Le plus triste dans cette polémique, c’est que cette jeune fille voilée est justement un symbole d’intégration réussie. Le signe éclatant qu’on peut porter le hijab et travailler dans le domaine de la santé. Être musulmane pratiquante et soigner n’importe quel Québécois. Lorsque Mme Blain et d’autres réclament un accommodement raisonnable dans ce cas-ci, sous prétexte qu’une poignée d’obscurantistes musulmans exigent de leur côté que leur femme ne soit pas soignée par un homme, ils agissent en aveugles. Autrement dit en intégristes. Amalgamer cette étudiante voilée parfaitement intégrée avec ces extrémistes en butte avec les valeurs occidentales les plus élémentaires, c’est réduire à néant ses efforts, détruire le lent processus d’émancipation auquel elle participe. En un sens, c’est ce même amalgame larvé (femme voilée = terrorisme) qui est à l’oeuvre lorsque Mme Blain évoque cette autre étudiante «musulmane non voilée qui était très gentille». À moins que cette personne n’ait décliné sa confession de vive voix, comment Mme Blain a-t-elle deviné sa religion ? À quel signe ostentatoire l’a-t-elle identifiée ? On voit bien où se situe le problème : en rejetant une population entière au nom d’un voile porteur de tous les maux, en ostracisant de facto tout ce qui diffère de nous, en montrant aux intégrés qu’ils ne le seront jamais assez, on ne fait qu’aggraver la situation comme le ferait un pompier pyromane.
Dans cette histoire, on voit bien en filigrane que la question posée est celle des accommodements raisonnables. Pourquoi eux et pas nous? Pourquoi le musulman immigré peut-il réclamer un accommodement et pas moi le Québécois de souche? Il ne faut pas le nier: pour marginaux qu’ils soient, les rares cas de ces musulmans refusant tel ou tel praticien sous prétexte de dogmes religieux posent problème. On touche là à l’organisation même de la société, au lien social, à l’égalitarisme occidental le plus basique. Oui mais. Il faut dépasser ces cas-limites et revenir à la base: à quoi servent les accommodements raisonnables? Au-delà d’incarner le multiculturalisme canadien, au-delà du discours officiel à base de respect de toutes les communautés, ces dispositifs poursuivent en réalité le même but que toutes les politiques d’immigration: favoriser l’intégration d’une minorité à la majorité. L’idée-force cachée derrière consiste à pacifier l’espace public, à favoriser l’intégration d’une population allogène en faisant quelques concessions à la marge. Le pari en fin de compte c’est que cette relation pacifiée favorisera la transmission des valeurs de la culture d’accueil, donc conduira non pas à un renoncement, mais à une transformation progressive de la culture des arrivants. En terme religieux, on parlerait de sécularisation.
Pour le moment, si l’on s’en tient aux chiffres des pratiques religieuses, le pari paraît réussi du côté des musulmans (à peine 3% de la population québécoise, rappelons-le). De tous les groupes religieux au Québec, les musulmans immigrants semblent les moins nombreux en proportion à déclarer une forte religiosité et parmi les plus nombreux à déclarer une faible religiosité (voir graphiques ci-dessous ; indice calculé en fonction de l’assiduité dans les lieux de culte). Et même si la religion reste une part importante de leur identité (selon l’enquête d’Environics, 56% des musulmans canadiens se disent avant tout musulmans), le sentiment de fierté canadienne de cette population est dans la moyenne nationale (94%). Il n’y a qu’au Québec que ce sentiment de fierté canadienne est plus faible (89%), mais étant donné les velléités séparatistes de la province, on pourra aussi y voir un facteur supplémentaire d’intégration. Bref, on est loin des fantasmes véhiculés ici ou là. D’après la plupart des modèles prédictifs, les générations suivantes devraient même amplifier le mouvement actuellement à l’oeuvre. À moins que les attitudes ostracisantes et la vindicte médiatique ne viennent l’enrayer en créant une résurgence du sentiment identitaire.
Source: Étude du CDPDJ sur la ferveur religieuse (chiffres de 2007)
Keep calm and discutons
Revenons donc à la question initiale: s’il existe des accommodements raisonnables pour les immigrés les plus sourcilleux, pourquoi les plus inflexibles des Québécois n’en bénéficieraient pas? Tout simplement parce que ce serait un contre-sens. L’accommodement raisonnable n’est pas une faveur, ce n’est pas un privilège, c’est un lubrifiant dans les rouages de la société, un petit sacrifice au nom d’un idéal d’intégration beaucoup plus grand. Une manière, quelque part, d’affirmer haut et fort notre foi en la solidité du modèle occidental, en la suprématie de son pacte social : oui, on est capable de faire des concessions. Parce que notre société est forte. Parce que nous sommes sûrs de nous. Tout l’enjeu ici consiste à discerner ce qui est «raisonnable» de ce qui ne l’est pas, l’aménagement nécessaire du renoncement aux valeurs. C’est un art de la nuance, un arbitrage difficile qui peut conduire à des excès. C’est arrivé par le passé, alors gardons-nous en à l’avenir. En l’espèce, en quoi une Mme Blain n’est-elle pas intégrée à la société québécoise?
En quoi appartient-elle à une minorité nouvellement arrivée et vivant un choc culturel? En quoi, donc, sa demande d’accommodement paraît-elle « raisonnable »? En rien.
Ce débat est passionnant, essentiel en ce qu’il dit de l’état d’un Canada en profonde mutation, d’une société qui se transforme sous nos yeux. Parce que ce débat est l’un des garants du lien social, du vivre ensemble, il ne doit surtout pas être contourné. Mais qu’on soit multiculturaliste à la canadienne ou plutôt interculturaliste à la québécoise, n’oublions jamais que l’échange est la pièce maîtresse du système, et qu’il requiert des interactions répétées, un brassage entre les communautés pour fonctionner. C’est le pari de la laïcité ouverte. Pour déboucher sur quelque chose de constructif, il faut donc que ce débat soit mené par des interlocuteurs apaisés. Et raisonnables. Autrement, le Québec ne parviendra jamais à trouver de consensus sociétal, ce fragile équilibre démocratique qui a toujours été l’honneur des sociétés d’Amérique du Nord.
Le Québec risque de se déchirer sur le port du voile ou du crucifix dans les lieux publics avec le projet des indépendantistes au pouvoir dans la province francophone du Canada d’aller plus avant sur la laïcité.
Mis à mal dans les sondages, le gouvernement indépendantiste de Pauline Marois cherche à se relancer avant les prochaines échéances électorales et veut mettre sur la table en septembre une Charte des valeurs québécoises, mélange de l’identité culturelle et linguistique de la province sans promouvoir une religion par rapport à une autre.
Le Canada est fier de son multiculturalisme, héritage des années 70 et de l’emblématique Premier ministre Pierre Elliott Trudeau, et chacun peut porter librement au travail son turban, sa kippa ou le voile.
Le gouvernement du Québec voudrait maintenant, selon le principe de la neutralité de l’Etat, interdire le port ostentatoire de signes religieux par les personnels des services publics. Cette Charte n’irait cependant pas jusqu’à interdire aux individus de porter le turban ou le hidjab (voile ne laissant voir que l’ovale du visage) pour aller consulter à l’hôpital ou accompagner les enfants à la crèche ou à l’école.
Bernard Drainville, ministre des Institutions démocratiques, a justifié jeudi cette Charte en estimant que «la meilleure façon d’assurer le respect de toutes les religions (…), c’est que l’Etat soit neutre sur le plan religieux».
Curieusement, le gouvernement semble vouloir aller plus loin que les conclusions d’une mission mandatée sur cette question. Le philosophe Charles Taylor, l’un des auteurs du rapport, a mené la charge sur les ondes de Radio-Canada en parlant d’un «acte d’exclusion absolument terrible» qui se rapproche de «la Russie de Poutine».
«Pas de frange d’extrême droite»
Gilles Routhier, doyen de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université de Laval à Québec, suit l’avis de Charles Taylor. «Les institutions de l’Etat doivent être neutres au plan religieux et les personnes qui représentent ces institutions doivent (…) également faire preuve de neutralité», explique-t-il à l’AFP.
Le ministre canadien conservateur du Multiculturalisme Jason Kenney a mis en garde les Québécois vendredi contre toute tentation de modifier les équilibres actuels de la société. «Les Canadiens croient que la liberté de religion et de conscience sont des valeurs universelles et nous espérons que ce sont des valeurs et des principes qui seront respectés», a-t-il dit.
Le débat sur la laïcité au Canada déborde du cadre politique, selon David Rayside, professeur au département de sciences politiques à l’Université de Toronto. «Cela dure depuis un certain temps et c’est aussi bien un débat de société qu’un débat politique».
Ces universitaires ne voient pas cependant un risque des montées des extrêmes ou du racisme. Cela «éveille des passions et plus les citoyens sont insécurisés par l’environnement nouveau dans lequel ils ont à vivre, plus cela peut éveiller des divisions et des oppositions» sans aller plus loin, estime Gilles Routhier.
«En général, le sentiment vis-à-vis de l’immigration est plus positif au Québec et il n’existe pas une frange d’extrême droite comme c’est le cas en France», souligne David Rayside. «Le plus grand risque serait plutôt que les immigrés se sentent mal à l’aise, y compris ceux qui ne portent pas de signes religieux», et pour ces immigrés cela signifierait «qu’ils ne sont pas les bienvenus au Québec».
La ministre québécoise de l’Immigration Diane de Courcy ne craint pas ce risque car toutes les personnes immigrantes au Québec «signent une déclaration sur les valeurs communes» et «elles ne seront pas étonnées» par cette Charte.
Si elle devait être adoptée par les députés québécois, alors le crucifix ornant le mur au-dessus du siège du président de l’assemblée devrait alors être retiré pour ce que David Rayside traduit comme «l’exemple le plus fameux et le plus bizarre» des liens étroits entre religion et politique.
Selon lui, la concrétisation d’un tel projet serait comme la France qui «se targue d’être une société laïque et où l’Etat subventionne les écoles catholiques».