Caroline Fourest se range en faveur des mères voilées

Caroline Fourest
Caroline Fourest

Une nouvelle loi d’interdiction générale du voile pour les parents d’élèves, une bien mauvaise idée. Cette position est formulée par l’une des personnalités les plus impopulaires au sein de la communauté musulmane. En réaction aux derniers propos de Najat Vallaud-Belkacem, qui estime que les mères voilées ont le droit d’accompagner les enfants aux sorties scolaires, Caroline Fourest s’est rangée de son côté en prenant acte de l’avis du Conseil d’Etat à ce propos.

Dans une contribution au Huffington Post parue lundi 3 novembre, l’essayiste déclare s’opposer à l’interprétation d’organisations laïques qui perçoivent la position de la ministre de l’Education nationale comme « une démission du politique et une trahison de la laïcité ».

« Autant, la loi de mars 2004 était tout à fait nécessaire pour sortir du cas par cas et sanctuariser l’intérieur de l’école, autant il faut savoir faire preuve de souplesse quand il s’agit des parents et des sorties scolaires. (…) Elle n’est pas là pour enseigner un modèle absolu mais le droit au doute », juge-t-elle.

« Les élèves ont bien conscience que les accompagnateurs sont les parents de leurs camarades et pas des professeurs. Il n’est pas possible de régir leur mode de vie comme s’il s’agissait d’enfants, d’élèves ou de personnels représentant l’institution. Et d’ailleurs, s’il fallait étendre la contrainte aux parents, pourquoi n’interdire que le voile ? (…) Ajouter une clause qui vise uniquement et spécifiquement la tenue de certaines mères n’aura qu’un effet désastreux et contre-performant. Celui de faire haïr la laïcité », dit-elle également.*

Respecter les choix « même rétrogrades »

A-t-elle changé d’avis sur le port du voile ? Que nenni pour celle qui soutient avec vigueur la loi « émancipatrice » de 2004. « Si la République laïque doit encourager l’émancipation et le respect de l’égalité chez chaque citoyen en devenir, elle doit aussi (parce qu’elle est démocratique) respecter ces choix – même rétrogrades – une fois ce citoyen devenu adulte. Y compris le port du voile tant qu’il ne dissimule pas le visage et ne porte pas atteinte à la sécurité publique », signifie l’essayiste. Ainsi, le choix de porter le voile n’en reste pas moins « rétrograde » à ses yeux.

D’autre part, l’abrogation de la circulaire Chatel n’est pas évoquée comme solution pour mettre fin au traitement différencié des parents.

Plutôt que de légiférer contre les convictions des parents, Caroline Fourest, qui a fait appel de sacondamnation pour diffamation pour ses propos contre une victime d’islamophobie à Argenteuil (Val-d’Oise), préfère « résister à l’inflation d’écoles confessionnelles intégristes, parfois sous contrat ».

Les réactions se multiplient depuis la salutaire prise de position de Najat Vallaud-Belkacem. Les mères voilées attendent désormais d’elle l’abrogation de la circulaire.

* Mise à jour : Dans un entretien accordé à Zaman France en octobre 2013, Caroline Fourest s’est aussi exprimé sur le sujet, en déclarant son opposition à l’interdiction faite aux mères voilées d’accompagner les enfants aux sorties scolaires mais également contre l’interdiction du voile à l’université.

Pour en savoir plus : http://www.saphirnews.com

Le califat imaginaire : Entretien avec l’historien Nabil Mouline

CalifatImaginaire

 

Abou Bakr Al-Baghdadi, le chef de l’organisation de l’État islamique, s’est proclamé calife le 29 juin et a réclamé l’allégeance de tous les musulmans. Au centre de la cité islamique de l’âge classique, cette forme de gouvernement ancien est souvent associée à l’idée d’un âge d’or de l’islam, le paradis perdu de l’unité et de la puissance de la communauté des croyants dont l’organisation annoncerait ainsi le retour. Un messianisme emblématique de la crise qui traverse le monde arabo-musulman pour Nabil Mouline.

Il est historien et politiste, chargé de recherche au Centre national de la recherche scientifique à l’École des hautes études en sciences sociales (CNRS-EHESS) et à l’université de Stanford.

Spécialiste du Maroc et de l’Arabie saoudite, il propose un éclairage sur l’élaboration historique de l’institution califale, qui travaille toujours une partie de l’imaginaire arabo-musulman, ainsi que sur sa fonction, au croisement du politique et du religieux.

Cédric Baylocq. — La notion de califat se trouve-t-elle explicitée dans le Coran ou dans d’autres sources de la tradition islamique ?

Nabil Mouline. — Le texte coranique ne parle jamais d’une institution politique. Le terme khalifa au singulier n’apparaît que deux fois dans le Coran, à propos d’Adam et de David. Des prophètes donc ! Au pluriel, il apparaît cinq fois pour désigner des groupes (communautés, peuples, tribus, etc.) élus de Dieu. Et c’est dans le même sens qu’est utilisée la forme verbale istakhlafa (quatre fois). Si les passages coraniques où figurent les schèmes dérivés de la racine arabe khlf (18 occurrences seulement) sont laconiques et obscurs, ils renvoient pour la plupart à la notion de « lieutenance » de Dieu sur terre. C’est vraisemblablement la raison pour laquelle les premiers successeurs du Prophète de l’islam ont choisi d’adopter le titre de calife (khalifa), c’est-à-dire lieutenant. Pour charger de sens et de puissance le terme calife et légitimer la fonction qui en découle, les souverains musulmans des premiers siècles — autant que leurs opposants — se sont efforcés de faire circuler un certain nombre de traditions attribuées au Prophète (hadiths), à ses compagnons (athars) et à des personnages bibliques (isra’iliyyat). Ces traditions, généralement contradictoires, explicitent, justifient ou viennent au contraire critiquer l’essence de la fonction califale, ses prérogatives et ses attributs. Par la suite, des juristes, des théologiens et des lettrés — officiels ou pas — ont essayé tant bien que mal de mettre en forme, de codifier et d’interpréter ces traditions pour créer un système rationnel cohérent. Ce travail, qui va dans plusieurs directions et qui s’étale sur cinq siècles environ, montre bien que l’institution califale est le résultat d’une élaboration humaine cherchant la meilleure manière de gérer les affaires spirituelles et temporelles de la communauté après la disparition, sans successeur, de son fondateur en 632.

C. B. — Pourquoi est-elle toujours relativement attractive dans l’imaginaire islamique ?

N. M.. — Au moins deux raisons principales peuvent être évoquées ici. Premièrement, une partie non négligeable des musulmans associe le califat à une période archétypale, une sorte d’âge d’or de l’islam. En effet, l’institution califale était au centre de la cité islamique classique. Cette image, qui n’est sans doute pas sans fondement, a été véhiculée, amplifiée, exagérée par des générations de théologiens et de lettrés et ce jusqu’à nos jours. Retrouver ce « paradis perdu » passerait donc nécessairement par la revivification de l’organe suprême de gouvernement de la communauté et symbole de son unité originelle : le califat. Deuxièmement, et en miroir de ce phénomène d’idéalisation, il y a dans le monde arabe une difficulté intellectuelle et politique à imaginer ou adapter des modèles alternatifs, notamment à l’époque contemporaine. Ce qui laisse le champ libre à des mouvements que l’on peut qualifier de « messianiques », qu’ils soient religieux ou sécularistes.

C. B. — Quelle est la différence entre un calife et un sultan ?

N. M.. — Le terme sultan désigne l’autorité et la souveraineté. De ce fait, il était un attribut et un titre officieux du calife durant les premiers siècles de l’islam. Avec le démembrement du califat à partir du IXe siècle, plusieurs entités politiques se partagent sa dépouille. Les chefs de ces nouvelles entités adoptent plusieurs titres. Celui de sultan finit par s’imposer. Le sultan jouit sur son territoire des mêmes prérogatives que le calife. Pour légitimer leur pouvoir, certains sultans (seldjoukides, ayyoubides, mamelouks, etc.), reconnaissent la prééminence symbolique du calife qui n’est désormais qu’une institution honoris causa. Ainsi, entre le IXe et le XVIe siècle, deux institutions supérieures de gouvernement coexistent. D’un côté, le califat sans pouvoir, à Bagdad puis au Caire, symbolise l’unité et la continuité de la communauté des croyants ; de l’autre, le sultanat qui dispose de l’essentiel du pouvoir. Après la disparition du califat au XVIe siècle, plusieurs sultans essaient de se parer du titre pour asseoir leur pouvoir et satisfaire leurs ambitions. Les deux exemples les plus éloquents sont ceux des sultans ottomans et ceux du Maroc.

C. B. —L’organisation de l’État islamique vous paraît-elle en mesure de mettre en place un tel type de califat ?

N. M.. — À l’instar de plusieurs mouvements politico-religieux comparables qui ont émergé tout au long de l’histoire arabo-musulmane, l’organisation de l’État islamique prétend restaurer l’unité originelle de la communauté des croyants, vaincre tous les ennemis de l’islam (essentiellement d’autres musulmans) avant de conquérir le monde. Réaliser cette utopie passe nécessairement pour eux par la proclamation du califat : c’est ce que l’État islamique a fait le 29 juin 2014. Mais force est de constater le décalage profond entre la volonté de cette organisation et sa capacité à réaliser son projet de califat. Malgré sa « réussite » temporaire due au chaos qui règne dans la région, elle ne parviendra pas, selon toute vraisemblance, à ses fins, à cause de son essence messianique qui ne tient pas compte de contradictions structurelles endogènes et exogènes et encore moins du contexte régional et international. Cependant, par-delà la question de l’avenir de l’organisation de l’État islamique, ce genre de phénomène nous rappelle la crise de conscience profonde qui gangrène une grande partie du monde arabo-musulman.

Cédric Baylocq est l’auteur d’une Histoire de l’Arabie saoudite, à paraître chez Flammarion, qui a été précédée de Les clercs de l’islam. Autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie Saoudite (XVIIIe-XXIe siècles), PUF, 2011, et, sur le Maroc, de Le califat imaginaire d’Ahmad al-Mansûr. Pouvoir et diplomatie au Maroc au XVIe siècle, PUF, 2009.

http://orientxxi.info

Du bon usage du mot « terrorisme » et de quelques autres termes

Des concepts à dimension variable

Au moment où une coalition internationale, conduite par les États-Unis et à laquelle participe la France est engagée dans une opération militaire contre l’organisation de l’État islamique, il n’est pas indifférent de rappeler combien certains mots sont source d’ambiguïté et objets de manipulations. Par leur usage répétitif, sans discernement ni à propos, ils contribuent à former des opinions erronées et à faire accepter des politiques à courte vue.

«  Islamiste  », «  salafiste  », «  djihadiste  », «  wahhabite  », «  takfiriste  », «  extrémiste  », «  barbare  » : les médias français et internationaux ne prennent plus la peine de distinguer entre ces termes, qu’ils utilisent depuis plusieurs décennies. Au gré de l’écriture ou de la parole, ils les appliquent indifféremment à ceux qui ont une conception dogmatique de l’islam — qu’ils aient recours à la violence ou qu’ils respectent les règles de la démocratie — et parfois même aux musulmans dans leur ensemble. Plus ambigu encore, ils sont parfois accompagnés, sans nuance, du mot «  terroriste  », utilisé à tort et à travers1.

Ces analogies sont de plus en plus fréquentes depuis que  «  l’organisation de l’État islamique (OEI) «  conquiert des territoires en Irak et en Syrie, diffuse sur Internet les macabres exécutions de ses otages occidentaux et arabes et commet des exactions contre les chrétiens, les chiites et les Kurdes yézidis. Quant au premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, il a mis dans un même sac «  le Hamas, Al-Qaida, Jabhat Al-Nosra, l’État islamique en Syrie, Boko Haram, Al-Shabab et le Hezbollah soutenu par l’Iran  ». S’il avait pensé à un passé récent, il n’aurait pas manqué d’allonger sa liste en citant Yasser Arafat, les Afghans, le Front islamique du salut algérien (FIS), etc.

Manipulation par la peur

L’imprécision des uns et la politique d’amalgame des autres obscurcissent la compréhension de phénomènes politiques, religieux et politico-religieux distincts. Ils donnent aussi le sentiment que le monde se réduit à deux humanités, celle qui utilise la violence et celle qui n’y consent pas, celle qui menace et celle qui est menacée.

Cette profession de foi, réductrice et simpliste, contribue au développement d’un sentiment de peur et à son corollaire, la demande de sécurité. Cet échange est inhérent au pacte social mais, outre qu’il a un coût en matière de libertés publiques (surveillance des populations par des moyens techniques et informatiques, adoption de textes législatifs et réglementaires renforçant la répression et la censure, emprisonnement de journalistes, etc.), il donne carte blanche aux États démocratiques pour intervenir à l’extérieur de leurs frontières. Forts du consentement de leur peuple, ces États se sentent légitimés dans leur lutte contre des menaces susceptibles d’être importées dans la sphère nationale mais parfois aussi contre un danger fantasmé. Ainsi des armes de destruction massive qu’aurait détenues le régime de Saddam Hussein en 2003, ou des tortures pratiquées à Guantanamo au nom de la lutte contre le terrorisme.

Société de l’informatique ou âge de pierre, la peur reste la raison de tout pouvoir politique. C’est bien la peur d’être anéanti qui est à l’origine du pacte social passé entre les membres d’un groupe et leur chef, que les sociétés soient archaïques, anciennes, modernes, contemporaines ou post-modernes. Plus le sentiment de danger est fort (que le danger soit réel ou ressenti) plus les peuples acceptent, réclament, exigent l’autorité de leurs chefs pour qu’ils assurent leur protection. Ils donnent ainsi du champ aux responsables politiques qui peuvent être tentés de stigmatiser toute manifestation individuelle ou populaire contraire à leurs intérêts ou à leur existence en la qualifiant de «  terroriste  ». Le président syrien Bachar Al- Assad, cherchant à éliminer son opposition au nom d’une trompeuse «  guerre contre le terrorisme  », a beaucoup utilisé ce prétexte. D’autres dirigeants de la région se sont abrités derrière la «  guerre mondiale contre le terrorisme  » mise en place par Washington au début des années 2000 pour emprisonner ou éliminer leurs opposants. D’où la nécessité de s’approcher au plus près de la notion de terrorisme.

«  Terroristes  » ou «  combattants de la liberté  »  ?

Il n’existe aucune définition du terrorisme unanimement reconnue par la communauté internationale. Ceux qui utilisent les violences radicales, quelles qu’en soient les formes, les moyens, les motivations, les cibles ou les résultats, sont-ils des «  terroristes  », des «  combattants de la liberté  » ou des «  résistants  »  ? On connaît le dilemme. Il n’est pas tranché. En mars 2002, le réalisateur américain Oliver Stone rendait visite à Yasser Arafat. Il lui expliqua qu’il voulait faire un film sur les «  combattants de la liberté  » dans lequel il aurait naturellement sa place. «  Definitely  !  », lui répondit avec chaleur le chef de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Puis, suspicieux, il demanda quels autres dirigeants seraient au générique du film. Kim Jong-il, le dirigeant coréen «  bien aimé  », Saddam Hussein «  le combattant  », Mouammar Kadhafi «  le fantasque  » et d’autres, répondit le réalisateur américain. Arafat mit aussitôt fin à l’entretien, signifiant que son propre combat avait sa spécificité et une finalité différente.

Tentons quelques classifications. Les attentats à la voiture piégée au Liban, en Syrie ou en Irak sont des actes de terrorisme en ce sens qu’ils tuent des civils de façon indiscriminée. Le largage par le régime syrien de bombes-barils sur des zones civiles, l’utilisation de l’arme chimique contre ces mêmes populations et les massives prises d’otages de populations civiles par Boko Haram sont des actes terroristes parce qu’ils visent des civils de façon indiscriminée. L’élimination par Israël de Mohammed Deif (responsable des brigades Ezzedine al-Qassem, branche armée du Hamas, tué dans Gaza en août 2014) est un assassinat ciblé qui ne devrait pas entrer dans la catégorie des actes terroristes. Mais les tirs de missiles sur Gaza qui ont provoqué la mort de milliers d’enfants et civils entrent dans cette catégorie. L’enlèvement, tant médiatisé, du soldat franco-israélien Gilat Shalit en 20067 ne peut être considéré comme un acte terroriste dans la mesure où il a été libéré (en 2011) et échangé contre d’autres prisonniers palestiniens. En revanche l’assassinat d’Hervé Gourdel est un acte terroriste parce que son enlèvement a été accompagné de menaces et de chantage à l’égard de la France et que son exécution a été préméditée.

Les notions de terrorisme d’État et de contre-terrorisme d’État mériteraient d’être affinées. Le terrorisme d’État est celui pratiqué par l’actuel régime syrien contre ses opposants. La violence radicale de certains groupes palestiniens ou kurdes est typique de ces affrontements entre organisations de libération nationale terroristes et puissance occupante de type colonial ou oppressif, laquelle en retour pratique un contre-terrorisme d’État.

Brouiller la compréhension

Désigner comme «  terroristes  » tous les acteurs qui utilisent la violence a pour inconvénient d’empêcher l’analyse des stratégies, par nature différentes, de ceux qui utilisent cette violence. Si tout est «  terrorisme  », il n’est plus possible de distinguer entre les différentes formes que prend la violence et il n’y a d’autre solution que d’y porter remède par une autre violence qu’on appellera résistance, riposte, guerre préventive, représailles, vengeance, auto-défense, etc. Surtout, il n’est plus nécessaire de prendre en compte les causes sociales, économiques, politiques ou historiques de chacune de ces violences. Selon cette conception, la lutte des Palestiniens serait d’essence «  terroriste  » et il ne serait plus utile de mentionner leur histoire, leur aspiration à disposer d’un État, leurs revendications territoriales et leur rejet des colonies. On considèrerait que Palestiniens et Israéliens sont engagés dans des actions de «  terrorisme  » et de «  contre-terrorisme  » attribuables aux uns ou aux autres selon les circonstances et les convictions de chacun, à la manière des vendettas insulaires.

Les médias contribuent à cette simplification. Un exemple du rôle que jouent les chaînes d’information est celui offert par Euronews, une chaîne de télévision d’information en continu, paneuropéenne et internationale. Elle diffuse chaque jour de très courtes séquences d’actualité internationale — le plus souvent sur des conflits — sans offrir le moindre commentaire. L’intitulé de cette émission est d’ailleurs «  No comment  ». Pour peu que l’on ne sache pas de quoi il s’agit, on s’imprègne de l’idée d’un monde fait de guerres, grandes ou minuscules, de destructions et de catastrophes humaines, où existe une violence sans frontières pouvant surgir à tout moment, ici ou là, sans raison et dont n’importe quel groupe ou individu serait responsable. Le journal du soir donne la clé qui manquait : il s’agit de «  terrorisme  », terme suffisamment dramatique pour englober uniformément toutes les formes de violence, radicales ou pas, et propre à saisir d’effroi les populations. Mais justement, toutes les actions de violence ont pour ambition de semer la terreur.

Ce qui est vrai en politique interne se retrouve en diplomatie. Juger de la nature de son ennemi — aujourd’hui l’OEI — passe par la compréhension de ce qu’il est et de ce qu’il n’est pas. Faute d’y parvenir, l’issue du combat et ses conséquences risquent de ne pas être à la hauteur des espérances.

«  Ni État ni islamique  »

Lorsque le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, remarque que le «  califat  » est une «  injure [qui] n’est ni un État ni islamique  », il parle aux Français de toutes croyances en reprenant ce que la plupart d’entre eux ressentent. Il dit ce qu’avait déjà signalé le président Barack Obama : «  L’EIIL n’est pas islamique (…) et l’EIIL n’est certainement pas un État  ».

Le fait que l’OEI ne soit pas un État n’est pas contestable, même si ses membres disposent désormais d’un territoire sans frontières établies ou reconnues et qu’ils ont autorité sur ses populations par la contrainte, la soumission ou la conviction. Dire qu’il utilise la terreur à grande échelle comme moyen de sa politique est une évidence générale. C’est d’ailleurs cette évidence même qui a permis la formation de la coalition internationale10. Sans eux la coalition aurait été réduite, bancale, voire illégitime, comme a été illégitime et illégale l’intervention américaine en Irak à partir de 2003. Signifier qu’il serait injuste et immoral d’amalgamer l’OEI et l’islam est frappé au coin du bon sens. Qu’une coalition d’États engage le fer contre une alliance de groupes qui ont assassiné nombre de personnes, qui en menacent des milliers d’autres et déstabilisent le Proche-Orient est donc légitime. Mais affirmer que sa nature n’est pas islamique est un défi d’une autre portée.

L’islam est pluriel comme toute autre religion. Mais il existe un courant qui tente depuis longtemps d’imposer «  sa  » vision d’un islam véritable et authentique : le wahhabisme. Ce courant dispose d’un État, l’Arabie saoudite, seul de la communauté internationale à porter le nom de la famille régnante et à avoir été constitué en 1932 à partir d’une doctrine religieuse et d’un pacte d’alliance passé au XVIIIe siècle entre un chef de tribu, Mohamed ibn Saoud et un théologien, Mohammed ibn Abdelwahhab. Cet État a un souverain qui se présente comme le «  Gardien des deux saintes mosquées  » et le défenseur de l’islam authentique. Il s’affirme comme musulman, récusant l’idée qu’il ne représente que les wahhabites. Il y a longtemps que les Saoud prônent un strict retour au Coran et se réclament d’une interprétation doctrinaire de la religion musulmane. Ils en ont fait aussi le guide de leur action diplomatique en finançant des groupes salafis, en exportant sur tous les continents les textes wahhabites, en contribuant au financement de mosquées, d’écoles…Leur conception de l’islam a gagné du terrain dans de nombreux pays arabes, musulmans et occidentaux.

Il ne faut pas chercher trop longtemps pour vérifier que les conceptions doctrinales du wahhabisme et de l’OEI se recoupent sans difficulté et qu’elles sont interchangeables. Le paradoxe est que le roi Abdallah Ben Abdel Aziz Al-Saoud a accepté de faire partie d’une coalition destinée à combattre ceux qui ont profité des financements de son royaume et de ses princes. Plus grave, son régime participe à une action politique et militaire dont les prémices sont de déclarer «  non islamique  » une organisation qui partage avec lui la même conception de l’islam. Mais comment discréditer celui dont vous êtes le double presque parfait  ? Comment retirer à l’OEI sa référence islamique et rester crédible auprès de tous ceux qui se reconnaissent dans le wahhabisme  ?

On comprend que la royauté saoudienne s’est engagée pour plusieurs raisons. D’une part, elle profitera de sa présence au sein de la coalition pour tenter de porter des coups au régime de Damas. D’autre part, elle craint que son autorité religieuse, voire son existence, soit menacée et elle a tout intérêt à condamner «  l’extrémisme et le terrorisme  » dont elle a déjà été la cible.

Certes, l’Organisation de l’État islamique n’ira pas demain conquérir la Mecque. Mais elle menace le royaume parce qu’elle y dispose d’un très large soutien de la population dont le référent religieux est identique au sien. Un récent sondage publié par Al-Monitor montre que la quasi-totalité des Saoudiens estime que l’OEI «  se conforme aux valeurs de l’islam et à la loi islamique  ». Même défait militairement, l’OEI conserverait un réservoir de soutiens en Arabie saoudite et probablement dans tous les pays qui ont été réceptifs à la diffusion du wahhabisme.

Alexis Varende

Pour en savoir plus : http://orientxxi.info

« L’essentiel, c’est de participer ! »

DANIELLE ANDRÉ | LE 13.10.2014 À 12:12

Vendredi 29 septembre, 10 h, j’arrive «aux Minguettes». Plus précisément, au collège Paul Eluard à Vénissieux, dans la banlieue sud de Lyon. 24 paires d’yeux d’une classe de 6ème m’attendent, visiblement contents qu’une personne ait fait le déplacement rien que pour eux. Leur jeune professeure d’histoire-géographie fait les présentations. Elle a bien préparé ses élèves, car ils sont intéressés et attentifs. Je leur explique que je suis là pour cette première séance du jeu «l’Arbre à défis», pour les familiariser, eux et leur enseignante, à son fonctionnement, et qu’ils continueront à y jouer le reste de l’année. Voilà qui nous amène à définir le mot «défi» : pour eux, pas de doute, c’est «lancer un défi à quelqu’un». Je les questionne : «Ne peut-on pas aussi s’en lancer à soi-même, pour progresser ?».Pour jouer à « L’Arbre à Défis », il s’agira de se lancer des défis entre équipes d’élèves. Puis le verbe «collaborer». Et là, petit flottement ; un élève tente : «C’est faire quelque chose ensemble ?». «Bravo!», j’explique à tous que notre jeu permettra de construire un bel arbre tous ensemble, mais que l’équipe qui aura récolté le plus de points aura gagné. Dans mon élan, et pour pimenter cette notion, un peu trop sûre que je vais leur apprendre quelque chose, je leur demande s’ils connaissent la devise des jeux olympiques ; et là, une élève répond instantanément : «L’essentiel, c’est de participer !».

Arbreàdéfis
(photo DR)

Voyant l’impatience des enfants, on entre dans le vif du sujet, après avoir détaillé les règles des 4 défis.

1ère carte : Défi de la «Bonne définition» avec le mot «Laïcité»

Agitation momentanée au moment du choix de l’équipe qui va préparer ce défi : sur le modèle du jeu du dictionnaire, il s’agit de proposer plusieurs définitions pour une notion. Ils veulent évidemment tous y aller, d’autant plus qu’ils vont préparer ce défi en équipe, dans une petite pièce jouxtant leur salle d’histoire-géo. Enfin, en équipe, c’était l’idée de départ… Vu le bruit qui parvient de la petite salle, je décide d’y aller ! Grosse foire d’empoigne ! Pas pour rédiger la définition, non, mais pour savoir qui va la lire devant le reste de la classe. Je leur rappelle la devise de Pierre de Coubertin, bien lointaine à ce moment précis, puis les aide à rédiger la définition. C’est un exercice difficile, de réduire un texte de 10 lignes en une phrase… Il y a ceux qui n’ont retenu qu’une phrase et qui veulent absolument que ce soit celle-ci ; et ceux qui n’ont pas vraiment compris et qui continuent de se chamailler, ou encore ceux pour qui c’est vendredi et qui regardent un peu par la fenêtre, du côté du week-end… Ils réussissent à se mettre d’accord sur une phrase, «La laïcité, c’est la séparation des affaires des églises et de l’Etat», et une élève la recopie, très lentement et avec application. Ils désignent ensuite celui qui va lancer le défi devant les autres.

Arrivé devant la classe, deux petits «miracles» ! Dès qu’il prononce le mot «laïcité», une élève sort de son cartable ce qu’ils ont déjà travaillé avec leur professeure à ce sujet : à partir d’un conte de l’Observatoire de la laïcité, ils avaient abordé les notion de différences de calendrier, de monothéisme, polythéisme, athéisme et agnosticisme et des moyens pour permettre à ces différentes convictions de coexister. Elle est visiblement très contente de le faire et éveille la curiosité des autres élèves qui se sentent ainsi concernés. Elle fait sans le savoir ce qui est le plus important pour un élève ; elle réactive d’elle-même des connaissances passées, preuve qu’elle a bien compris et est capable de s’en servir à bon escient. Deuxième petit miracle : après le comptage des points, l’élève qui a lancé le défi lit le texte de la carte «Laïcité» d’une bonne voix et sans hésitation. «Félicitations ! Tu as lu très clairement». J’ajoute que c’est essentiel de savoir lire, parler, défendre des idées devant ses camarades. Encore une compétence que « L’Arbre à défis » permet facilement de développer.

2ème carte : Défi du « Mot inconnu » avec le lieu «  La Mecque ».

Ils adhèrent très vite à ce défi car tous ou presque connaissent les règles du jeu «Taboo» dont il s’inspire : il s’agit de faire deviner le plus vite possible aux autres équipes un mot, sans en utiliser certains. L’équipe choisie pour ce défi est très excitée du mystère qui plane autour du mot secret, et de partir en chuchotant vers la petite salle ! Cette fois-ci, je vais d’emblée avec eux. S’amorce une discussion pour le choix des 3 indices ; tous connaissent La Mecque, avec cependant pas mal d’approximations. Par exemple le mot «pèlerinage»ne sort qu’avec mon aide. Le mot « musulman » vient en premier, comme celui de «mosquée». Je les laisse faire le choix de l’ordre, et on retourne vers la classe. Le mot inconnu est très vite trouvé, puis une élève lit le texte correspondant à cette carte, devant ses camarades, sur l’estrade. Elle a une bonne diction et tout se passe bien, jusqu’à la lecture des mots, en arabe dans le texte, «Al Masjid Al Haram» ; elle a beaucoup de mal à s’empêcher de rire en le lisant car elle bute sur la langue. Mais en même temps, elle est très gênée, surtout quand une élève s’exclame : «C’est pas bien ! Il  faut pas rire quand on parle de ça !». Leur professeure intervient : «laisse la s’exprimer et ne lui fais pas la morale ». L’élève poursuit sa lecture, en s’appliquant pour les deux derniers mots en arabe:«Ka’ba» et «hadj». Ce petit incident souligne bien que pour ces 24 élèves, dont 21 sont musulmans, ce n’est pas si facile de faire référence à sa culture. S’ils en sont fiers, ils n’ont pas tous les éléments pour bien l’assimiler : ici la connaissance de la langue arabe. Il y a comme une gêne à en parler, comme si cela leur rappelait une fois de plus cette origine qu’ils ont parfois du mal à assumer. A ce moment me revient en mémoire une chanson du groupe Zebda  qui fait référence à cette double appartenance, parfois difficile à vivre. A-t-on vraiment réalisé ce que cela représente pour eux de vivre cette double culture ? Le chemin est long pour qu’elle signifie, pour eux, une richesse…

3ème carte : Défi «Vrai ou faux» avec le mot «mosquée»

Je présente ce défi, car ici toutes les équipes jouent. Je lis le texte et leur pose 6 questions «vrai» ou «faux». Un peu de brouhaha pour donner la réponse. Plutôt que de désigner un élève par équipe pour la dire, on décide ensemble de l’écrire sur un papier, ce qui évite d’entendre trop tôt la bonne réponse et de tricher. Comme les élèves connaissent tous bien ce mot, et qu’ils ont bien écouté le texte que j’ai lu, les bonnes réponses sont nombreuses ; les points  s’accumulent pour chaque équipe, l’arbre s’étoffe, et ils sont heureux !

4ème et dernière carte : Défi des «stéréotypes» avec la photo d’un visage d’homme au teint basané, portant un turban sur la tête et une chemise sans col

Avant de le lancer, il s’agit d’élucider le sens du mot «stéréotype». Dans un premier temps, aucun élève ne trouve. Quand je leur donne un synonyme, «préjugé», les langues se délient. L’un s’exclame : «C’est formé avec deux mots : « pré » (avant) et « jugé » (juger quelqu’un) : ça veut dire juger quelqu’un avant de le connaître». Je suis émerveillée de les voir faire des ponts aussi facilement avec d’autres matières. On revient au mot«collaborer» : il y a une «collaboration» des matières ! Mais revenons à notre défi ! Il s’agit de trouver la religion de cet homme, après leur avoir montré sa photo : est-il musulman, chrétien ou juif ? J’écoute leurs discussions. A aucun moment, une équipe n’imagine qu’il est chrétien, car l’élément déterminant pour eux, auquel je n’avais pas pensé, est la «gandoura», cette sorte de chemise longue sans col portée par cet homme. Les avis sont cependant partagés : trois équipes pensent qu’il est musulman, et une équipe, qui «sent» le piège, affirme qu’il est juif, «sinon ce serait trop facile !». Pas une n’a imaginé qu’il pouvait être chrétien : or cet homme est copte. Grosse déception : «Ben comment on pouvait savoir ?! Il avait l’air d’un arabe… ». Je les rassure «Effectivement, c’était dur de trouver, et de toutes façons aucune équipe n’a eu de point». J’enchaîne pour dénouer avec eux l’amalgame entre «arabe» et «musulman». L’un fait référence à une appartenance géographique, historique, l’autre à une appartenance religieuse. Ce n’est pas simple, et il faudra qu’ils le reprennent avec leur professeure, qui pourra s’aider des cartes «arabe» et «musulman» de notre jeu.

Danielle André, est experte associée à Enquête, dirigée par Marine Quenin

http://www.enquete.asso.fr/

Edwy Plenel : «Islamiser la question sociale induit une guerre de tous contre tous»

A écouter certains, les musulmans seraient comptables de tout, du chômage en France aux têtes coupées par l’Etat islamique…

Depuis trente ans, on veut nous faire croire que les musulmans, pris en bloc alors qu’ils sont divers, d’origine, de culture ou de croyance, sont la cause de tous nos maux : du chômage, de la crise économique ou de l’insécurité de nos quartiers. Ce livre est un cri d’alarme pour la France, pour les minorités, pour dire que nous n’acceptons pas ça. Nos compatriotes musulmans ne sont en rien comptables de crimes perpétrés par des mouvements totalitaires se revendiquant abusivement de l’islam. De plus, les premières victimes de ce terrorisme, ce sont d’abord des musulmans, en Irak, en Syrie, qui vivent depuis des années avec le spectacle de têtes coupées et de corps éventrés. Enfin, nous en sommes là aujourd’hui, avec l’Etat islamique, à cause des guerres successives engagées par les puissances occidentales dans la région qui ont produit ce monstre totalitaire. Ceux qui demandent aux musulmans d’être comptables de ce qui se passe en Irak devraient se souvenir que, dans les années 80, l’Occident armait, jusqu’aux armes chimiques, le dictateur Saddam Hussein en brandissant l’épouvantail de la révolution iranienne. Dans un article publié dans le Figaro le 16 mai 1896, intitulé «Pour les juifs», Emile Zola écrivait : «A force de montrer au peuple un épouvantail, on crée le monstre réel.»Cela vaut pour les musulmans aujourd’hui.

Les médias parlent de la «barbarie» de l’Etat islamique. Cela justifie-t-il une intervention militaire ?

Je ne le crois pas. Ce mot repris dans toute la presse nous empêche de penser. Il y a des crimes monstrueux, nous sommes tous pour les combattre mais nous devons chercher à en comprendre les causes, ce qui ne veut pas dire les excuser. Chacun est le barbare de l’autre. Montaigne qui écrivait aux temps de guerres de religion disait que chacun trouve barbare ce qui n’est pas de sa coutume.

En France, la peur de l’étranger existe, accentuée par la crise. Comment répondre à cette angoisse ?

Je ne crois pas à la réalité de ce sentiment. Ce que vous décrivez là renvoie plutôt au piétinement de la question sociale et démocratique, et les médias n’ont pas à accompagner cette logique de stigmatisation en faisant parler le peuple à sa place.

Finkielkraut affirme qu’«il y a un problème de l’islam en France». Vous ne partagez donc pas ce diagnostic ?

Arrêtons d’alimenter ce fantasme. C’est un discours idéologique fait par des propagandistes qui veulent nous entraîner dans une guerre de tous contre tous, de la France contre elle-même, en ethnicisant et en islamisant la question sociale. Ce que je constate, c’est un mouvement de laïcisation de toutes les religions y compris les musulmans de France. Nous sommes une Amérique de l’Europe, acceptons d’en avoir l’imaginaire au lieu de monter une communauté contre l’autre, de monter une identité contre l’autre.

Vous rappelez que la laïcité, invoquée pour restreindre le religieux, était à l’époque une «loi de libération»…

La laïcité originelle n’est pas ce laïcisme sectaire qui est à la laïcité ce que l’intégrisme est aux religions et qui est aujourd’hui le cheval de Troie de la banalisation de la xénophobie et du racisme par nos élites, permettant la notabilisation de l’extrême droite. La laïcité est aujourd’hui comprise comme le refus des religions et notamment des religions minoritaires, alors que la loi de 1905 affirme tout le contraire. A l’époque, les Républicains ont mis fin au face à face mortifère entre le catholicisme et la République pour mettre en place un pluriel, une loi de séparation des Eglises et de l’Etat. Ils donnent ainsi droit de cité au protestantisme et au judaïsme tout en ouvrant un chemin de laïcisation aux catholiques qui, contre la hiérarchie catholique, permettra l’affirmation du catholicisme social. De la même façon, notre pays doit donner droit de cité aux musulmans dans la diversité de ce que le mot recouvre. Le peuple français n’est pas plus raciste qu’un autre. Aujourd’hui, nous sommes en train de mettre une partie de notre peuple en guerre contre l’autre et cela sert le jeu des puissants.

Vous refusez la notion d’assimilation, Zemmour vous accuse de nourrir chez les Français une haine des musulmans…

J’ai grandi dans les Caraïbes, puis en Algérie, je suis arrivé en France à 18 ans, je n’avais pas les codes, j’ai détesté l’atmosphère sociale à Sciences Po, j’ai dû m’intégrer. On doit tous s’intégrer à un moment ou à un autre. Mais l’assimilation est une injonction à l’effacement pour se plier à une norme majoritaire. Nous sommes pluriels, le monde à venir est un imaginaire de la relation. Edouard Glissant écrivait : «Je peux changer en échangeant avec l’autre sans me perdre pour autant ni me dénaturer.» Les racistes cherchent à nous immobiliser, à nous rendre dépendant de notre origine, de notre naissance. Or, la promesse de la République, c’est le mouvement, c’est cette égalité des droits et des possibles.

Vous craignez que la peur de l’étranger n’alimente une restriction des libertés, que pensez-vous de la loi antiterroriste de Bernard Cazeneuve ?

Au nom de la sécurité, cette loi porte atteinte aux droits fondamentaux de tous par des restrictions qui visent notamment l’espace public numérique. Elle porte atteinte à la liberté d’expression en sortant des délits d’opinion de la loi sur la presse, et en les aggravant s’ils sont commis sur Internet. Il ne faut pas confondre propagande et crime. Une démocratie doit rester froide face au terrorisme, c’est une affaire de police, de renseignement. Nous sommes une société ouverte et il y aura peut-être hélas des attentats qui nous frapperont, mais nous ne devons pas mettre en péril ce qui est le socle de la démocratie parce qu’il y a cette menace. Ce serait le meilleur service à rendre à ceux qui veulent nous terroriser.

Face au discours de la peur, vous évoquez la nécessité d’un «imaginaire concurrent», quel est-il ?

C’est un imaginaire démocratique. Il aura fallu deux guerres mondiales et un crime contre l’humanité pour que l’on inscrive la notion d’égalité dans la Constitution et dire qu’en République, il n’y a pas de distinction d’origine, de race et de croyance. Il faut travailler à ce programme soit respecté. Derrière toutes ces exacerbations identitaires et religieuses, ce que l’on veut effacer, c’est le peuple. Si on rejette le peuple, il se venge et produit des monstres, soit des monstres terroristes qui sont des enfants perdus de nos quartiers déshérités, soit des monstres politiques avec des valeurs de haine et d’exclusion qui peuvent porter atteinte à nos valeurs démocratiques.

Recueilli par Anastasia Vécrin

http://www.liberation.fr

Des personnalités musulmanes proposent à François Hollande de « tirer l’islam vers le haut »

Fountains_in_Grande_Mosquée_de_Paris_September_26_2011

2/10/14 – 15 H 14

Une vingtaine de représentants de la société civile – avocats, médecins, politiques, journalistes – de confession musulmane ont signé la semaine dernière une tribune intitulée : « Nous aussi sommes de « sales Français » » condamnant les crimes de l’État islamique.

Mercredi 1er octobre, ils ont longuement rencontré le président de la République François Hollande à qui ils ont soumis leurs propositions pour « tirer l’islam vers le haut ».

« Nous sommes allés lui dire d’abord que, pour nous, ce qui se passe en ce moment est l’horreur absolue », rapporte Bariza Khiari, sénatrice socialiste de Paris, selon qui cette prise de position était « attendue » et « a été entendue ».

« Nous refusons cette polémique stérile qui oppose ceux qui s’expriment – accusés de duplicité – et ceux qui refusent de s’associer aux manifestations », poursuit-elle. « Au fond, nous sommes tous d’accord pour condamner ces crimes, seul le mode d’expression nous distingue ».

ISLAM SPIRITUEL, LIBRE ET RESPONSABLE

Madjid Si Hocine, médecin et militant associatif, Saad Khiari, cinéaste, Ghaleb Bencheikh, président de la Conférence mondiale des religions pour la paix, Said Branine, rédacteur en chef d’Oumma.com, ou encore Faycal Megherbi et Kamel Maouche, avocats au barreau de Paris, sont également venus dire au président de la République que « l’islam n’est pas celui qu’on perçoit dans les médias à travers ces gamins ghettoïsés ».

« C’est aussi nous, tenants d’un islam spirituel, libre et responsable », rappelle la sénatrice qui se décrit comme « farouchement laïque et sereinement musulmane ».

Parmi leurs propositions figure la création d’une chaire sur l’islam au Collège de France pour « intellectualiser, organiser le débat, la confrontation d’idées ». « La France devrait être le Harvard de l’islam », estime Bariza Khiari, convaincue que « l’islam d’Europe, parce qu’il se confronte à d’autres, peut apporter beaucoup au monde musulman ».

JOURNÉE MONDIALE DU VIVRE-ENSEMBLE

Sur une idée des Scouts musulmans de France, le petit groupe a également réclamé à François Hollande « l’aide de l’État » pour porter auprès des Nations unies une « journée mondiale du vivre-ensemble », ou de « la fraternité ». « La liberté, en France, on n’a pas de problème, l’égalité on essaye. En revanche, la fraternité personne n’en parle », déplore sa porte-parole.

Enfin, une dernière proposition a été retenue par le président de la République, qui a promis de « l’étudier », celle de constituer « un annuaire des talents issus de la diversité » à l’intention des médias, qui renvoient trop souvent une image « caricaturale, déformante » de la communauté musulmane. Le petit groupe avait même proposé à François Hollande de « réunir les grands patrons de presse » pour discuter de la manière dont ils traitent de l’islam dans leurs colonnes.

« Je pense que le président, que je connais depuis de longues années, est conscient des fractures béantes de la société. Il nous a accordé une heure d’écoute totale, suivie d’une heure d’un petit débat », se réjouit la sénatrice de Paris.

Anne-Bénédicte Hoffner

http://www.la-croix.com

L’islam doit faire un effort radical de renouvellement

« L’islam doit faire un effort radical de renouvellement et de dépassement de soi »

Abdennour Bidar, philosophe, est membre de l’Observatoire national de la laïcité et auteur de plusieurs essais dont Un islam pour notre temps (Seuil, 2004) etL’islam sans soumission : pour un existentialisme musulman (Albin Michel, 2008). Dans le texte ci-dessous, il apporte une réponse à la question « Qu’est-ce que l’islam vrai ? », qui fait l’objet du dossier principal de l’édition mars-avril du Monde des Religions.

© William ALIX/CIRIC

© William ALIX/CIRIC

La question est particulièrement difficile, alors qu’immédiatement on serait tenté de répondre que c’est l’islam d’une majorité de musulmans qui ne sont ni des terroristes, ni des fanatiques, ni des intégristes, mais la multitude silencieuse des musulmans tranquilles. Tous ceux qui ne font pas parler d’eux dans les médias parce qu’ils ont choisi une religion discrète et une culture spirituelle de l’intériorité. Dire cela est sans doute salutaire à court terme pour dénoncer certains clichés et fantasmes sur l’islam.

Pourtant cela ne règle pas du tout la question et ne fait au contraire qu’éluder la difficulté. Par responsabilité intellectuelle et spirituelle, le philosophe de culture musulmane que je suis est nécessairement plus exigeant, beaucoup plus exigeant ! J’ai écrit quatre essais de philosophie de l’islam qui ne prétendent pas du tout être « l’islam vrai », mais qui essaient d’aider les uns et les autres à réfléchir à ce que serait un islam non pas seulement « tranquille » et « sans histoires », mais réellement dégagé ou débarrassé de sa radicalité et de ses traditionalismes – qui sont parfois la belle répétition de belles choses, mais plus du tout adaptées au temps présent.

Pour cela, année après année, j’ai voulu « tester méthodiquement » tout ce qui dans l’immense univers de la religion islam – sa théologie, sa mystique, ses dogmes, sa loi, ses rites, ses grands symboles, sa morale – peut vraiment résister à l’épreuve de sa confrontation avec les principes intellectuels et culturels de la modernité, et pourrait donc conserver une véritable actualité spirituelle. J’ai d’ailleurs entrepris, il est toujours utile de le préciser, une critique à double front : critique de l’islam par la modernité, mais tout autant critique de la modernité par l’islam.

Pourquoi m’être lancé dans ce travail que nous ne sommes pas nombreux à faire – combien de philosophes de l’islam aujourd’hui en France ? Parce que le risque est aujourd’hui que s’il l’on n’entreprend pas un tel travail critique de fond, de destruction mais aussi (re)créateur, « l’islam vrai » reste malheureusement une belle idée introuvable. De ce point de vue, je suis particulièrement sceptique face à la thèse selon laquelle il suffirait de séparer l’islam de ses intégrismes/fondamentalismes pour trouver un tel « islam vrai ». C’est pourtant ce que nous répètent à l’envie à peu près tous les défenseurs de l’islam : « ne faites pas « l’amalgame » entre l’islam et l’islamisme ».

Thèse rassurante et sans doute indispensable à court terme, mais tragiquement insuffisante. Car les maladies de l’islam sont ses maladies. Un corps malade ne dit pas « ce n’est pas mon cancer » ! Donc tous les « ismes » – littéralisme, formalisme, dogmatisme, traditionalisme, machisme, etc. – sont des cellules cancéreuses dans le corps même de l’islam et si on refuse de le voir elles vont métastaser.

Cet appel à ne pas faire « l’amalgame » oublie un peu vite, par conséquent, que les difficultés de l’islam dans la modernité ne sont pas seulement, pas essentiellement, le fait de ses intégrismes et fondamentalismes. Ceux-ci ne sont que la partie émergée, la plus visible et urgente, de points de blocage et d’abcès beaucoup plus profonds. Ces radicalismes cachent en effet tous les autres « ismes » que j’ai énumérés, et qui sont tout aussi préoccupants parce que bien plus largement répandus. Intégrismes et fondamentalismes ne témoignent ainsi que de la façon exacerbée dont les plus fragiles (psychologiquement et socialement) subissent et réagissent à la crise d’identité que travers la civilisation islamique – où la ligne de partage entre religion et culture attend toujours d’être redéfinie selon des standards appropriées au présent.

Car la crise est bien celle d’une civilisation tout entière, n’en déplaise à tous ceux qui veulent aujourd’hui défendre l’islam à bon compte. Et ce n’est pas du tout rendre service à cette civilisation que de minimiser l’ampleur de la tâche autocritique qui est la sienne… C’est l’ensemble des consciences et des sociétés musulmanes qui subit depuis plus d’un siècle et demi une perplexité durable entre tradition et  modernité, fidélité et mouvement, fascination et rejet de l’Occident, pulsions modernistes et régressions néo-conservatrices, etc.

L’Occident en a sa part de responsabilité – lourde – mais là encore, attention à tout ce qui exonère à bon compte l’islam de sa propre responsabilité. La Constitution tunisienne récemment adoptée est un exemple éloquent de cette valse-hésitation interminable et de cette contradiction toujours ouverte. En effet, elle concilie l’inconciliable sur le plan logique entre des avancées considérables, exceptionnelles dans le monde arabo-musulman (ce caractère d’exceptionnalité étant lui-même très révélateur de l’ampleur du problème, qui est tout sauf marginalisable à quelques poignées de fanatiques), et des références à l’islam ainsi qu’à la supériorité de l’autorité divine qu’on aimerait croire seulement symboliques comme aux Etats-Unis par exemple…

Si donc il ne faut pas faire d’amalgame ni d’essentialisation, il s’agit aussi d’avoir la lucidité et le courage de constater que cette civilisation et religion se tient encore presque tout entière dans une sorte de « bulle de verre » de représentations non assez critiquées ni même souvent ouvertement critiquables, et non encore assez actualisées. Que l’on aille du côté des démocrates ou des soufis, des laïcs ou des partisans d’une « chari’a de la minorité » (Tareq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux), des « musulmans modérés » ou des clercs éclairés, on est face à une multitude de musulmans qui sont tout sauf des intégristes.

Mais au-delà de leur bonne volonté et de leurs richesses patrimoniales, la plupart restent captifs d’un embarras durable – conscient ou inconscient – au sujet de ce qui, de la tradition, peut être conservé ou pas, renouvelé ou pas, au-delà de quelques « recettes » de conciliation quotidienne entre les exigences du passé et du présent. Rien de plus contestable et préjudiciable à cet égard – même si elle part des meilleures intentions du monde – que la proclamation de principe : « l’islam est compatible avec la modernité/la démocratie/les droits de l’homme ». Non, tout est encore à faire de ce côté-là.

Cela ne veut pas dire que ce n’est pas possible, et je crois au contraire pour l’avoir justement « testé » dans mes livres que c’est tout à fait possible, et même que l’islam pourra apporter demain une profonde contribution à ces valeurs elles-mêmes dans leur effort d’universalisation. J’ai confiance en cela ! Mais à présent ce ne peut pas être seulement l’effort d’une poignée de philosophes de culture musulmane qu’on va traiter d’hérétiques – ou même, c’est nouveau, d’islamophobes ! Il faut que cela devienne l’évolution et le bien commun d’une culture tout entière.

C’est donc tout le sens de mon travail de philosophe que de mettre cette réflexion à la disposition de tous – et de repenser l’islam pour qu’il apparaisse aussi au reste du monde comme un interlocuteur sur lequel on pourra – enfin – compter dans le grand dialogue des civilisations qui s’amorce aujourd’hui, en vue d’un humanisme partageable et partagé à l’échelle planétaire. Mais il reste tant à faire ! Encore une fois ce ne serait donc pas rendre service à l’islam, et au monde, que de dire qu’il est « déjà » moderne et qu’il y a quelque part un « vrai islam » déjà disponible. Quand on entre dans le détail de la question c’est infiniment plus compliqué. S’il y a un « islam vrai » il n’est pas à chercher du côté d’une origine mythifiée du temps du prophète Mohammed, des beaux versets du Coran dûment sélectionnés pour mettre de côté tout ceux qui fâchent, des grands saints du passé, d’une Andalousie musulmane idéalisée (VIIIe-XVe siècles) ou d’un « islam tranquille et ouvert ».

Cette richesse patrimoniale existe, cet islam paisible et tolérant existe, et nombreux sont les musulmans aujourd’hui en France à en témoigner. Mais cela n’empêchera pas que cette religion ait devant elle, toujours à faire et toujours remis à plus tard pour de mauvaises raisons, ou seulement a moitié accompli, un effort radical de renouvellement et de dépassement de soi.

Pour aller plus loin http://www.lemondedesreligions.fr/

> « Cet islam sans haine », éditorial de Virginie Larousse
> Retrouvez notre dossier complet sur « L’islam vrai » dans l’édition mars-avril du Monde des Religions
, à retrouver en kiosques ou à commander sur notre boutique en ligne

Panorama de l’islam en France

 

canstockphotoBabBouJeloudFez

L’intellectuel franco-algérien Fouad Alloui (1) dresse un panorma de l’islam de France au niveau social et cultuel en 2014. Retraçant l’historique de la communauté musulmane de France, il insiste sur la diversité qui la caractérise. Ci-dessous la première partie d’un étude qui donnera lieu à des publications ultérieures.

L’islam en France : contexte général (historique, géopolitique et social)

L’islam est devenu la deuxième religion de France après le catholicisme. Près de cinq millions de musulmans y vivent. Néanmoins ce chiffre doit être tempéré, car il n’existe pas de statistiques ethno-religieuses officielles (la loi française interdit depuis 1872 de distinguer, lors des recensements, les personnes sur la base de leur appartenance confessionnelle ou de leur origine ethnique), mais surtout parce qu’il ne s’agit pas d’un groupe homogène dont les membres auraient tous un rapport identique au fait religieux. La majorité des musulmans de France ont plutôt une approche culturelle de la religion et non pas cultuelle. Les quelques statisticiens et sociologues qui ont voulu chiffrer la présence musulmane en France se sont notamment basés sur les patronymes, les pays d’origine et des rapports gouvernementaux.

Il est donc impératif, avant toute chose, de reconnaître la diversité qui existe au sein de cette communauté : les pratiquants et les non-pratiquants, mais aussi les personnes portant une identité à consonance musulmane, mais qui se déclarent, pour autant, agnostiques, laïques ou athées. Cette diversité est visible également chez les musulmans qui se déclarent « pratiquants ». Aussi, constate-t-on que 88% d’entre eux disent faire le ramadan, 43% feraient les cinq prières quotidiennes, 17% iraient à la mosquée au moins une fois par semaine et 4% se sont déjà rendus à la Mecque . Ces nuances sont importantes à relever tant il est évident que plusieurs interprétations pourraient découler d’une « donnée statistique » non décryptée.

Le chiffre de « 5 millions de musulmans en France » est souvent instrumentalisé pour des considérations politiques ou idéologiques tantôt comme étendard tantôt comme épouvantail. Il est tout aussi important afin de ne pas confondre les choses de préciser que dans les chiffres proposés, notamment par les médias, il y a des Français de confession ou de culture musulmane, des immigrés légaux et des « sans-papiers », des citoyens de descendance française convertis à l’islam et enfin des citoyens nés de parents immigrés, eux-mêmes issus de pays à majorité musulmane. Cette seule appartenance incite parfois certains observateurs à considérer qu’il s’agirait de fait de « musulmans ». Toujours est-il, il apparaît que 70% des « musulmans de France » possèdent la citoyenneté française.

Si l’islam est devenu la deuxième affiliation en France, c’est en raison d’une longue histoire coloniale d’abord et de migration ensuite. Une immigration maghrébine suivie d’autres, africaine et turque, sont autant de faits historiques qui ont permis l’installation de l’islam dans l’Hexagone. Ainsi, comme pour les autres religions, l’islam ne peut être appréhendé dans sa seule dimension spirituelle, mais doit être également étudié à travers les plans social et culturel.

De ce point de vue, il serait opportun d’esquisser une définition du « musulman » afin de mieux cerner l’objet de notre étude et d’éviter ainsi l’approche approximative. Un musulman est-il simplement une personne née dans un environnement familial ou dans une société composée majoritairement de musulmans ? L’espace français qui accorde une large place à la liberté de conscience ne saurait s’accommoder d’une telle classification. D’ailleurs, même si leur nombre est difficile à évaluer, il existe des personnes nées et/ou issues d’un environnement islamique et qui se déclarent « non-croyantes » ou d’autres encore qui se sont converties au catholicisme et au protestantisme. Il va sans dire que le musulman est, avant tout, celui qui se définit lui-même comme tel. Mais là aussi, il est important d’établir un distinguo entre celui qui se déclare culturellement musulman (né dans une famille et/ou environnement musulman, mais qui n’est pas forcément « pratiquant » du culte) et celui qui entretient un lien cultuel avec l’islam (qui accomplit la prière quotidienne, le ramadan, le Pèlerinage et tous les « piliers » et principes islamiques ).

Pour toutes ces raisons, nous allons manier les chiffres proposés par les médias et une partie de la doxa avec beaucoup de précaution. Lorsqu’on avance le chiffre de « 5 millions de musulmans en France », il n’est pas précisé si, par « musulman », il est question de la croyance religieuse ou du référent culturel. Or, ce qui nous intéresse, en premier lieu, c’est de pouvoir comprendre les musulmans de France à travers les associations et organisations cultuelles censés les représenter. En d’autres termes, l’objet de cette étude concerne la composante religieuse de la « communauté musulmane ».

Pour mieux cerner le propos qui va suivre et dans un souci pédagogique, il convient de rappeler, pour les moins initiés, que l’islam se compose de deux principaux courants (le sunnisme et le chiisme) et qu’il est également traversé par différentes influences idéologiques, dogmatiques, nationales, etc.

En France, la majorité des musulmans se reconnaissent dans l’islam sunnite , lui-même composé de quatre grandes écoles juridiques :

– L’école hanafite : Elle tire sa dénomination de son fondateur, l’imam Abou Hanifa. Créé à Bagdad, au VIIIe siècle, sous la dynastie abbasside, cette école s’appuie sur le Coran et la sunna (la tradition du Prophète Mahomet) et, au niveau de la jurisprudence islamique (appelée fikh) sur le raisonnement par analogie (appelé qiyas) et sur la réflexion personnelle (appelée raïe ou ray). Cette école est présente notamment en Égypte, en Syrie, au Liban, en Inde et en Turquie ou elle fut la doctrine officielle sous l’empire ottoman.

– L’école malékite : Elle tire sa dénomination de son fondateur, l’imam Malek Ibn Anès. Cette école s’appuie sur le Coran et la sunna (la tradition du Prophète Mahomet), mais aussi, pour les questions relatives à la jurisprudence, au raisonnement par analogie (qiyas), mais surtout elle privilégie le consensus (appelé ijmaa) des docteurs en théologie de toutes les époques en accordant, par ailleurs, une place importante à la coutume locale (eurf) et au jugement personnel (appelé raïe ou ray). Cette école est majoritaire dans les pays du Maghreb et dans plusieurs pays africains et se retrouve, par conséquent, majoritaire dans l’islam de France.

– L’école shafiite : Elle tire sa dénomination de son fondateur l’imam Mohamed Idris Al-Shafii. Disciple de l’imam Malek, il devient, après la mort de celui-ci, le fondateur de cette école qui portera son nom. Il s’appuie sur le Coran et la sunna (la tradition du Prophète Mahomet), rejette le jugement personnel (raïe ou ray), lui préférant le raisonnement par analogie (qiyas). Cette école est influente en Asie du sud-est (Malaisie et Indonésie) et dans quelques pays arabes.

– L’école hanbalite : Elle tire sa dénomination de l’imam Ahmed Ibn Hanbal. Fondée à Bagdad, durant la seconde partie du IXe siècle, elle exige une application rigoriste, littérale de l’islam des origines appelant à s’en tenir aux seuls enseignements des textes scripturaires et refuse toute innovation (appelée bidaa). C’est cette école qui donnera plus tard, au 18e siècle, naissance au wahhabisme, doctrine officielle en Arabie-Saoudite.

Par ailleurs, plusieurs courants sont aujourd’hui présents en France. Si majoritairement, ils se reconnaissent dans l’islam sunnite, certains musulmans de France sont chiites, en référence au chiisme et d’autres enfin appartiennent au soufisme.

L’implantation de l’islam en France a été le résultat de plusieurs vagues d’immigration successives, encouragées en un premier temps, dès le début du 20e siècle, par les politiques publiques. Au début du siècle dernier, près de 5000 musulmans vivaient dans l’Hexagone, la plupart des Algériens. À l’époque, en effet, l’Algérie, colonie française depuis 1830, représentait trois départements français. Par conséquent, même si les Algériens, appelés « Indigènes » (tout comme les Marocains et les Tunisiens), étaient considérés comme des citoyens de seconde zone, il n’en demeure pas moins qu’ils faisaient partie, sociologiquement parlant, du panorama français.

C’est à partir de la première Guerre mondiale (1914 – 1918) que l’on notera des arrivées massives de populations musulmanes, notamment des hommes, sur le sol métropolitain. Lorsque débute le conflit en 1914, la conscription des « indigènes » venait d’être mise en place en Algérie, à la faveur d’une loi promulguée en 1911. Aussi, plus de 260.000 habitants du Maroc, de la Tunisie, mais surtout de l’Algérie (34.000 Marocains, 50.000 Tunisiens et 136.000 Algériens) furent mobilisés par l’armée française. Outre les personnes originaires d’Afrique du Nord, il y eut également 215.000 personnes issues des colonies, notamment près de 140.000 Sénégalais qui furent également mobilisés. D’un autre côté plus de 130.000 musulmans sont recrutés durant la Première guerre mondiale pour travailler dans les usines et les mines et remplacer ainsi la nombreuse main d’œuvre française, partie au front.

Plus de 80.000 soldats originaires d’Afrique du Nord furent tués ou recensés disparus à l’issue de la « Grande guerre ». Cette contribution suscitera, après la guerre, des gestes symboliques de la part des autorités françaises. Ainsi, la construction de la Grande Mosquée de Paris sera lancée dès le lendemain du conflit mondial. Elle fut inaugurée en 1924. Il y eut également la création de cimetières musulmans et l’ouverture de l’hôpital Avicenne à Bobigny.

Au lendemain de la guerre, le mouvement d’immigration de main d’œuvre issue des colonies devait s’accroitre. Mais cette politique est stoppée dès 1924. En 1939, plus de 200.000 Algériens sont recensés en métropole.

Durant et après la seconde Guerre mondiale des phénomènes sociologiques identiques devaient relancer les vagues migratoires (mobilisation de soldats musulmans au sein de l’Armée d’Afrique et recrutement d’une main d’œuvre issue des colonies).

Dévastée par près de cinq ans de guerre, la reconstruction de la France a imposé de faire appel à cette main d’œuvre, bon marché et corvéable. L’ordonnance du 2 novembre 1945 allait faire annuler les décisions de 1924 et permettre le retour à la liberté de circulation pour les Algériens. De fait, l’immigration algérienne devient la plus prépondérante et ce, jusqu’en 1962, année de l’indépendance de ce pays.

D’un autre côté, il faut préciser qu’au lendemain de la guerre d’Algérie, plus de 80.000 harkis (les supplétifs de l’armée française en Algérie) sont rapatriés en Métropole. Pour les Français, l’islam devient un « marqueur identitaire » qui permet de désigner ces populations venues des anciennes colonies.

Au courant des années 1970, notamment sous les gouvernements de Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing, les autorités françaises soutiennent la création de lieux de culte musulmans, en réalité des « salles de prières » dans les foyers d’accueil des travailleurs immigrés et à l’intérieur d’immeubles HLM. Aussi, le plus souvent, des garages ou des caves sont-ils transformés en « lieu de culte ». Cette politique répond en réalité à un objectif de paix sociale.

Les enfants issus de cette immigration postcoloniale seront des citoyens français. Ayant reçu l’islam en héritage éducatif, cette « deuxième génération » va progressivement, à travers sa propre implantation, faire émerger ce qui sera appeler plus tard « l’islam de France ». Une religion qui ne sera plus vécue comme un « culte étranger », mais progressivement comme la deuxième religion de France.

Ces « enfants de la deuxième génération » vont être, très souvent, confrontés à quelques « chocs » sociologiques, idéologiques et politiques. Ils sont Français, car nés en France et, dans la plupart des cas, ils ne connaissent pas un autre pays que la France. Le pays d’origine des parents est souvent fantasmé, idéalisé et mis en opposition aux difficultés qu’ils sont nombreux à rencontrer dans leur pays de naissance. Les problèmes ayant trait à leur intégration sur le marché du travail ou ceux inhérents à leur intégration dans la société sont devenus la raison essentielle d’un repli sur soi communautaire opéré, au fil des années, selon une logique religieuse. En effet, ce sentiment de rejet, réel ou ressenti, de la part de la société française a créé chez les enfants d’immigrés une vraie inquiétude sur leur origine et leur identité, mais aussi sur cette double appartenance au pays d’origine et au pays d’accueil.

Sans faire l’apologie d’un quelconque discours victimaire, il convient de souligner la double pression sociale subie par cette catégorie de la société soumise, d’un côté, aux exigences familiales quant au respect de la culture et de la religion des « ancêtres » et, d’un autre, à la nécessaire intégration républicaine qui exige un strict respect de la laïcité. Ces réalités ont créé des situations de mal-être évident chez plusieurs « enfants de la deuxième génération » qui se considèrent « ni véritablement d’ailleurs, ni tout à fait d’ici », pour reprendre l’expression du philosophe Yves Charles Zarka.

L’islam, ou plus précisément une certaine vision de l’islam, revendicatif, militant et, parfois belliciste, a été alors érigé comme une sorte d’identité de substitution. C’est ainsi que l’islam de France s’est progressivement transformé, dans certaines sphères, comme outil identitaire quand il n’est pas utilisé comme idéologie politique, notamment par les adeptes de l’islam politique, plus communément désigné sous le vocable d’islamisme.

Comme nous le verrons plus loin, l’islam de France est souvent instrumentalisé par les États et gouvernements, français et étrangers, et par des courants de pensée, comme ceux proches de la Confrérie des Frères musulmans ou ceux sensibles aux théories wahhabites. L’ensemble pouvant compter sur de nombreux relais agissant sur le territoire français ou sur des personnalités médiatiques diffusant leurs idées à travers des conférences, des ouvrages ou des associations. C’est ainsi que nous nous apercevrons qu’il existe autant d’islam(s) que d’organisations islamiques. Cette palette de nuances est composée d’associations dirigées, en sous main, par des États étrangers et appelées à maintenir un cordon ombilical entre le pays d’origine et la « communauté », et, par ailleurs, d’organisations affranchies de tutelles étatiques mais liées à des groupements transfrontaliers dont l’objectif nous avoué vise à (ré) islamiser les musulmans de France et, au-delà, les musulmans européens et les amener, à travers l’action sociale, l’endoctrinement ou le prosélytisme à appliquer un islam idéologisé et politique.

(1) Pseudonyme de l’auteur

Pour en savoir plus : http://www.memri.fr